Entretien de Joachim Imad, directeur de la Fondation Res Publica et membre du bureau de « Refondation républicaine » pour le Figaro Vox, publiée le 20 juillet 2021.
FIGAROVOX. – Jean-Pierre Chevènement évoque, au cours du colloque de la Fondation Res Publica, une « profondeur historique du décrochage industriel français». À quand remonte la faiblesse industrielle de la France ?
JOACHIM IMAD. – La France a une tradition industrielle bien plus tardive que d’autres pays européens. Comme l’observe Louis Gallois dans la publication, « le grand salon, en France, est le salon de l’agriculture ; en Allemagne c’est la foire de Hanovre, le plus grand salon de technologie industrielle au monde ». Là où l’Allemagne a très tôt construit une économie industrielle et investi dans sa production nationale, la France est demeurée une économie rentière. C’est pour cette raison, conjuguée à la démographie, qu’elle a décroché après 1870, et ce alors même qu’elle était la deuxième puissance industrielle mondiale au milieu du XIXe siècle. Ce retard relatif n’a pas empêché quelques rebonds industriels jusqu’aux Trente Glorieuses, période d’apothéose pour notre industrie grâce aux politiques volontaristes de De Gaulle et de Pompidou.
S’il ne faut donc pas idéaliser le passé industriel de la France, il faut reconnaître que celle-ci a subi depuis une quarantaine d’années une désindustrialisation violente. La part de l’industrie manufacturière dans son PIB est passée de 21 % en 1990 à 10 % en 2019. Seule la Grèce fait pire dans l’UE. Depuis la fin des Trente Glorieuses, la France a en outre perdu la moitié de ses emplois industriels, à un rythme de – 1,5 % emplois chaque année (près de 2 millions d’emplois au total). De grands groupes industriels se sont étiolés ou ont été vendus à l’étranger : Alcatel, Alstom Power, Mittal, Pechiney, Lafarge, Technip, etc.
Les conséquences de ce mouvement de désindustrialisation ont été dramatiques. Celui-ci a en effet engendré un chômage de masse endémique qui a alourdi le coût de notre protection sociale. Les fractures entre les territoires se sont considérablement accentuées, au profit des métropoles qui profitent de la mondialisation et captent l’essentiel des forces vives du pays. Du fait de la désindustrialisation, notre balance commerciale est en outre devenue structurellement déficitaire : 81 milliards d’euros de déficit en 2020, alors que la France demeurait excédentaire au début des années 2000. La recherche française a également beaucoup souffert de ces évolutions. Près de 85 % de la R&D est effectuée par l’industrie, d’où notre déclassement en la matière (voir le colloque de novembre 2020, «La Politique de la recherche, enjeu pour l’avenir»).
Votre publication insiste sur la nécessité d’allier volonté politique et volonté des industriels français pour créer un écosystème dynamique. Est-ce tout un système qu’il faut revoir ?
Avec la désindustrialisation, la notion d’appareil productif a disparu de nos imaginaires. La crise du coronavirus a sonné comme un rappel à l’ordre. Celle-ci a en effet révélé l’ampleur des dépendances créées par quarante ans d’abdication de la volonté politique. Les Français ont compris que le problème allait bien au-delà des seules substances médicamenteuses, des masques, des machines d’assistance respiratoire ou de notre incapacité à produire un vaccin national. Plus que jamais, ils font le lien entre l’outil productif et l’indépendance nationale. Une récente étude de l’IFOP-No Com révèle ainsi que 41 % d’entre-eux considèrent la relocalisation des usines en France comme une priorité.
L’évolution du discours de la classe politique est tout aussi saisissante. Tout l’échiquier politique, à commencer par Emmanuel Macron lui-même, s’est brutalement laissé convaincre qu’il était nécessaire de réindustrialiser la France. Cette évolution des discours va dans le bon sens. Elle ne saurait néanmoins suffire si elle n’est pas suivie d’actes forts. C’est en effet tout un écosystème qu’il importe de revoir. Ce nécessaire changement de paradigme implique de rompre avec certains dogmes, à commencer par le choix fait dans les années 1980-90 d’une spécialisation de notre économie dans la finance et les services, au détriment de la production. Il importe également de nous réarmer face à une concurrence internationale de plus en plus violente. L’UE aurait par exemple tout intérêt à renouer avec la préférence communautaire. Comme le déclare François Lenglet dans notre publication, en référence aux ratés européens sur les panneaux solaires et les batteries des véhicules électriques, « choisir un secteur, y investir, sans le protéger par des mesures spécifiques aux frontières nationales ou européennes revient à vider la mer à la petite cuillère ». Sans mesures de protection à ses frontières, l’Europe ne pourra pas réinternaliser les chaînes de valeurs décisives du XXIe siècle, ce qui ne peut qu’aggraver son déclin au profit de l’Asie.
Le temps est en outre venu de repenser les règles relatives aux aides d’État, à l’endettement et au contrôle des concentrations. Les traités européens actuels, ratifiés à une époque dominée par le néolibéralisme, ont fait leur temps et ne nous protègent plus face aux turbulences à venir. Le fonctionnement du marché unique doit être revu en profondeur. Par le biais des effets d’agglomération, celui-ci crée une polarisation de l’emploi et de l’activité industrielle largement favorables aux intérêts et aux exportations allemands (balance commerciale excédentaire de 180 milliards en 2020). Cette euro-divergence met en péril la stabilité du Vieux Continent.
Vous préconisez la création d’un ministère de l’Industrie indépendant, duquel dépendra la politique énergétique. Comment l’État doit-il se mettre en ordre de bataille ?
Louis Gallois souligne en effet que seuls deux pays en Europe, la Suède et la France, conservent un ministère de l’Environnement en charge de l’énergie. Il faudrait selon lui ramener l’énergie dans un nouveau ministère de l’Industrie concentrant les grands organismes de recherche technologique : CEA, INRIA, CNES, mais aussi les Programmes d’investissements d’avenir (PIA). Une telle réforme enracinerait la volonté de rebâtir notre appareil productif dans les structures même de l’État. Louis Gallois propose également qu’en parallèle de ce nouveau ministère de l’Industrie, chaque ministère se dote d’un organe d’équipement, sur le modèle de la Direction générale de l’armement (DGA) pour les Armées. Il mentionne notamment l’Agriculture, le Logement et la Santé, dont la politique d’achats publics « ne fait l’objet d’aucune réflexion en termes industriels ». Il évoque par ailleurs la nécessité de former un réel fonds souverain d’intervention au capital en rassemblant l’Agence des participations de l’État (APE) et la BPI (Banque publique d’investissement).
Notre publication propose également une réflexion sur les vertus de la planification. La continuité étant une clé du succès en matière industrielle, l’effort de l’État doit être planifié de manière cohérente dans la durée. Des pays comme la Corée du Sud ou les États-Unis (voir les travaux de l’économiste Mariana Mazzucato) l’ont bien compris. La création récente d’un Haut-Commissariat au Plan va dans le bon sens mais il faut aller plus loin. Notre publication suggère de mettre en place au Parlement une commission permanente sur la réindustrialisation du pays. Celle-ci pourrait par exemple définir des priorités sur 5-10 ans. Des lois de programmation (énergie, recherche, formation professionnelle, etc.) garantiraient ensuite que les moyens publics soient mis sur la table afin d’atteindre ces objectifs. Cette capacité à planifier doit aller de pair avec une plus grande agilité de l’État. Comme l’a rappelé Nicolas Dufourcq, il est impératif d’accélérer la décision en matière industrielle. Notre lenteur actuelle nous coûte dans un contexte international qui valorise la vélocité. La création d’un grand ministère de l’Industrie serait sans doute la bienvenue du point de vue de cet objectif.
Quid de la mobilisation des industriels ?
Toutes les initiatives visant à mobiliser les industriels sont bonnes à prendre et doivent être encouragées par le haut, sans signaux contraires et sans atermoiements. Le travail accompli par le CNI et la BPI va dans le bon sens. Il en va de même pour la baisse des impôts de production, à condition que celle-ci soit accompagnée de contreparties. Dans notre publication, Nicolas Dufourcq et Alexandre Saubot remarquent à juste titre qu’un écosystème industriel se construit dans la durée via des paris industriels limités mais massifs. La France ne peut faire l’économie d’un travail d’accompagnement de la quinzaine de milliers de patrons d’entreprises industrielles. Sans relation de confiance entre l’État et les industriels qui connaissent le terrain, il n’y aura pas de renaissance industrielle pour notre pays.
Le 12 juillet, le président de la République a annoncé un plan d’investissement pour la « France de 2030 ». Quels sont les secteurs d’avenir pour réussir cette reconquête ?
L’industrie de demain sera plus technologique et plus verte que par le passé. Il est illusoire de penser que la France va relocaliser l’industrie d’il y a 20 ans. Elle doit au contraire se montrer visionnaire et se positionner sur les sujets de demain. Ces innovations de rupture sont déjà bien identifiées par les pouvoirs publics : ordinateurs quantiques, batteries, semi-conducteurs, voitures à hydrogène, biotechnologies, gestion des données, etc. La révolution numérique rebat les cartes et peut être une chance pour la France si celle-ci se remet rapidement à niveau en la matière. Plus largement, il lui faut privilégier le haut de gamme, seul moyen d’échapper à l’étreinte des coûts. Cet impératif d’innovation doit encourager l’État à miser sur la recherche. L’effort public en la matière est relativement fort mais notre recherche privée mérite d’être davantage développée. Il faut entendre le récent appel du patron du CEA à décloisonner la recherche.
En plus d’innover, la France doit enfin se donner les moyens de maintenir l’existant, comme le rappelle notre publication. Notre pays dispose par exemple d’atouts exceptionnels dans le nucléaire mais n’effectue pas les investissements nécessaires à son renouvellement, alors même que nombre de nos centrales tomberont bientôt en fin de vie en même temps avec un « effet falaise ». Il y a en outre de quoi s’inquiéter du refus de plusieurs pays européens, l’Allemagne en tête, d’inscrire l’énergie nucléaire dans la taxonomie européenne. Un autre secteur d’avenir devant faire l’objet d’investissements massifs pour être maintenu est celui de l’armement. La France veut renouveler ses capacités nationales sur la base de coopérations européennes, avec l’idée que cela ouvrira de nouveaux marchés et permettra de réduire les coûts de production. En réalité il s’agit souvent d’une braderie de ses avantages technologiques dans ce domaine, comme l’ont récemment montré les tensions autour du Système de combat aérien du futur ou encore du programme franco-allemand MAWS (avions de patrouille maritime). Plutôt que de poursuivre des coopérations peu conformes aux intérêts français, souvent pour des raisons idéologiques liées à l’européisme des élites, il faut recourir davantage à la commande publique et renforcer la BITD. Pour une vision plus approfondie de ces enjeux, je vous renvoie à notre publication.