Entretien sur France 5 : « Trop de gens s’expriment sous l’empire de l’émotion »

Jean-Pierre Chevènement était l’invité de l’émission « C à vous » sur France 5, mardi 1er mars 2022.

Le passage de Jean-Pierre Chevènement peut être écouté en replay :

Verbatim des interventions de Jean-Pierre Chevènement :

« D’abord, il y a un fait massif : c’est l’invasion russe de l’Ukraine, violation caractérisée du droit international et de l’intégrité territoriale de ce pays. Le réflexe ne peut être que de la condamner avec la plus grande force, en prenant toutes les mesures appropriées. C’est ce qu’on appelle les sanctions. Ces sanctions sont contenues dans l’agression car l’agression entraîne une riposte qui est tout à fait légitime. Maintenant, si l’on veut raisonner en homme d’État, il faut réfléchir à tous les enjeux et à la guerre potentiellement nucléaire qui pourrait résulter de cet affrontement. Donc, il me semble que la fermeté n’exclut pas, comme le Président de la République le montre, la recherche d’un dialogue ou, en tout cas, d’une voie diplomatique. Celle-ci doit permettre de trouver une issue à ce conflit qui ne peut être, bien entendu, que le cessez-le-feu d’abord et ensuite le retrait des troupes russes, avec peut-être des arrangements sur les questions qui préoccupent légitimement les Russes, à commencer par leur sécurité. C’est une inquiétude qu’ils expriment de longue date. Je les écoute pour ma part depuis très longtemps et je sais de quoi sont faites, à tort ou à raison, leurs préoccupations. Il y a incontestablement dans l’attitude russe une part d’auto-intoxication, un sentiment nationaliste obsidional, un sentiment d’être toujours assiégés, menacés, qui peut les conduire à des interprétations fausses. Je pense que c’est ce qui vient d’arriver. C’est une erreur colossale d’interprétation de la réalité qui part d’une anticipation noire de ce que peut être l’évolution des relations internationales et en même temps d’un mépris caricatural de l’Occident, celui-ci se retrouvant assimilé à des groupes de soutien aux LGBT, etc. Tout cela montre la profondeur du gouffre qui existe aujourd’hui entre la Russie et le reste du monde. »

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« Je suis surpris parce que lorsque j’ai rencontré Vladimir Poutine en 2014, à l’occasion d’un échange de près de quatre heures, j’ai trouvé un homme argumenté, avec lequel il était possible de discuter. Cette conversation avait débouché sur la mise sur pied de ce qu’on a appelé par la suite le « Format Normandie », c’est-à-dire une instance où la France, l’Allemagne, la Russie et l’Ukraine discutaient du sort des territoires du Donbass (Louhansk et Donetsk particulièrement), où la question qui se posait de prime abord était l’usage de la langue russe et une certaine autonomie administrative, au moins au niveau de la police municipale. Tout cela paraissait être un problème réglable. D’ailleurs, les accords de Minsk, intervenus à deux reprises, prévoyaient un processus qui n’a pas pu être appliqué, du fait de la mauvaise volonté de l’Ukraine, autant que de la Russie. Quand on lit le texte de ces accords, il y est d’abord question d’élections à organiser dans ces territoires du Donbass, avant que l’Ukraine ne recouvre sa frontière avec la Russie. Or l’Ukraine a exigé de recouvrer d’abord ses frontières puis de procéder ensuite à des élections, ce que les Russes n’ont pas accepté. Donc, à plusieurs reprises le Président de la République est revenu à la charge. Il m’a envoyé et a aussi envoyé ses ministres pour essayer de faire avancer ce problème qui paraissait soluble, parce qu’avoir un conflit gelé au cœur de l’Europe c’était potentiellement très dangereux. Au bout de huit ans, effectivement, la situation a explosé. J’assume les efforts faits et je revendique d’avoir essayé d’empêcher cette situation qui est infiniment malheureuse pour les Ukrainiens, pour les Russes et pour nous-mêmes, Européens. Nous n’avons pas encore fini d’en payer le prix. »

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« Concernant les propos de Jean-Luc Mélenchon, je pense qu’il y a la fourniture d’armements défensifs à la résistance ukrainienne et que celle-ci est tout à fait légitime. S’agissant de la fourniture d’armements offensifs, comme des avions de chasse, même s’ils sont pilotés par des Ukrainiens, c’est plus problématique. On met en effet le doigt dans un engrenage dont nous voulons justement éviter qu’il nous conduise à la surenchère et finalement à la guerre. Donc, les sanctions économiques et financières sont extrêmement dures et déstabilisatrices pour la Russie – il faut le savoir, mais elles sont légitimes. Au-delà, nous sommes sur un terrain mouvant et beaucoup de gens s’expriment sans esprit de responsabilité, sous l’empire de l’émotion. Et naturellement, sous cet empire, on peut dessiner des fresques avantageuses : l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne par exemple. Le processus qui doit être suivi pour cela prend des années. Cela ne peut pas se faire comme ça. Et j’ajoute que si l’on veut parfaire la désindustrialisation de la France, il faut faire adhérer des pays à très bas coûts de main d’œuvre. C’est comme cela qu’on a déjà procédé par le passé à des élargissements qui ont eu des conséquences néfastes. Il faut bien le voir. Donc, toute cela mérite discussion, mérite d’être pesé. J’estime que trop de gens s’expriment au nom d’une autorité qu’ils n’ont pas, sur des domaines infiniment complexes où l’on gagnerait à faire preuve d’un minimum de retenue. Je pense que ce que fait le Président de la République est très adéquat à la situation. Il fait preuve d’une grande fermeté de langage, met en place des sanctions économiques et financières ciblées et très fortes et défend, par ailleurs, une voie ouverte au dialogue. Il échange par exemple par téléphone avec le Président Poutine presque tous les jours. Il y a quand même un canal de communication qui demeure. Et il est normal que le Président du Conseil de l’Union européenne, Emmanuel Macron, exerce ce rôle. »

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« Il faut toujours faire attention au moment où l’on rentre dans la cobelligérance. Les avions dont il est question ce sont des Soukhoi ou des MiG russes dont ne disposent que quelques pays (Pologne, Bulgarie, etc.). Même s’ils en fournissaient aux Ukrainiens, je ne pense pas que cela modifierait considérablement le rapport de forces. Soyons sérieux. Ce n’est pas ça qui fera pencher la balance mais bien l’unité de la communauté internationale, la ferme condamnation de cette invasion inqualifiable et inenvisageable. On n’a en effet rien vu de similaire depuis 1956. Il faut faire reculer les Russes et avoir conscience que cette guerre est mal reçue dans l’opinion publique russe et que, par conséquent, il y a des marges pour faire bouger les choses. Je ne dis pas qu’il faut être optimiste à court terme car les Russes sont difficiles mais on peut, je pense, imposer un cessez-le-feu à un certain moment et un retrait des troupes russes. Dans quel contexte ? La neutralité par exemple. Je rappelle que l’Autriche a déclaré sa propre neutralité en 1955 lorsqu’elle a recouvré son indépendance (avec l‘Österreichischer Staatsvertrag). Cela a marché, tous les pays garantissant aujourd’hui cette neutralité. C’est une assurance que l’Ukraine n’a pas aujourd’hui car elle ne fait pas partie de l’OTAN : les clauses automatiques qui figurent dans l’article 5 de la Charte de l’OTAN ne jouent donc pas. Il vaudrait mieux pour elle avoir un statut de neutralité garanti par toutes les puissances, me semble-t-il. Mais ce n’est que mon opinion… »

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« Les groupes de sécurité privée ont été utilisés par d’autres pays, je pense par exemple aux Américains en Irak. S’agissant du groupe Wagner, qui sévit en maints pays, sa présence à proximité de Kiev me parait une menace moins redoutable que celles des services spéciaux russes, les fameux Spetsnaz. Ceux-ci sont des soldats expérimentés, alors que le groupe Wagner est souvent composé d’anciens combattants ou de gens qui ont dépassé l’âge de la retraite. Ce qui est inqualifiable, ce sont les menaces que la partie russe fait peser sur la vie des dirigeants ukrainiens. Cela ne peut que favoriser une escalade qui est déjà allée très loin. »

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« J’éviterais de mélanger les deux sujets que sont la guerre en Ukraine et l’élection présidentielle, et de faire de tout cela l’occasion d’une polémique politicienne. L’heure est plutôt à l’unité nationale que je réclame depuis plusieurs années. J’ai en effet demandé un gouvernement de salut public – il y a un peu plus de deux ans, car je trouve que la période est très difficile. Au point où nous en sommes aujourd’hui, il faut éviter de faire monter la température et d’hystériser le débat. Certains propos tenus par des candidats à l’élection présidentielle ont pu être regrettables, mais le contexte était tout autre. C’est aujourd’hui qui compte, et j’observe avec satisfaction que le Premier ministre a réuni à Matignon l’ensemble des candidats et que cela s’est plutôt bien passé. Un échange d’informations sur différents sujets a pu avoir lieu : les réfugiés, leur accueil, etc. C’est comme cela qu’il faut procéder et j’approuve le président de la République d’avoir choisi cette voie raisonnable. »

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« L’accueil des réfugiés ukrainiens n’est pas une épreuve mais un devoir. Il faut simplement se mettre d’accord sur la manière dont ils se répartiront. Il y a beaucoup d’Ukrainiens par exemple en Pologne et en Allemagne, et je pense que les Ukrainiens iront naturellement là où ils ont des parents, des proches, etc. Mais ils peuvent être accueillis dans d’autres pays, dont la France. Et c’est un devoir pour nous que de les accueillir. »

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« Je voudrais dire pourquoi je soutiens Emmanuel Macron. Je pense qu’il a l’étoffe d’un Président capable de construire la France dans une période aussi troublée. N’oublions pas qu’il est responsable de la dissuasion nucléaire : 300 têtes nucléaires pour la France (moins certes que les États-Unis et la Russie). Celle-ci est un élément de paix et de stabilité en Europe car personne ne souhaite voir utiliser des armes aussi terrifiantes, et elles ne sont d’ailleurs pas faites pour être utilisées mais pour inspirer la crainte afin que l’adversaire recule. Emmanuel Macron est à mon sens parfaitement capable de gérer cette crise qui implique beaucoup de fermeté, d’intelligence et de finesse. Il faut se montrer souple et compréhensif pour se mettre dans la tête de l’autre, deviner comment il raisonne. C’est un travail éminemment difficile. Connaissant Emmanuel Macron depuis environ cinq ans, ayant appris à le connaître, je dois dire que je ne partage pas à son égard le ressentiment qu’éprouvent à son égard des gens de gauche et de droite. Ce ressentiment est compréhensible car il les a évincés des avenues du pouvoir en 2017. Emmanuel Macron a fait turbuler le système. Le problème est maintenant de donner au système au direction et de faire en sorte que tout le monde puisse être associé à une vraie refondation républicaine qui permette de sauvegarder les intérêts essentiels de la France. Le choix à l’élection présidentielle doit se faire à la lumière des intérêts de la France. »

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« Je ne crois pas que la sécurité soit un impensé du gouvernement. Les chiffres ne sont pas exactement ce qu’on dit. Il y a certainement une augmentation récente des violences aux personnes – les homicides ont par exemple dépassé le millier, mais les atteintes aux biens n’ont pas augmenté. C’est une situation tout en nuances. Il y a en effet des quartiers qui sont soustraits à toute loi. La loi n’y est plus observée et son respect n’existe plus. Le civisme élémentaire a déserté les esprits. Et le policier lui-même est suspect de débordements et d’excès, presque par principe. On voit dans lui le visage d’un État policier, d’un État qui serait celui du Capital. Ce sont des visions très réductrices et simplificatrices.

Concernant les excès que certaines images pourraient mettre en avant, j’aimerais rappeler que l’on peut montrer toutes sortes d’images. On peut aussi montrer des policiers agressés, tabassés, menacés dans leur vie. Tout est possible et tout arrive. Simplement, il y a une attitude à l’égard de la police qui n’est pas une attitude républicaine. Il faut entourer les policiers d’un certain respect professionnel, à charge pour eux naturellement de respecter leur déontologie. »

(…)

« L’expression « violences policières » est très contestable car elle suppose que l’institution elle-même produit la violence. Or celle-ci est soumise à énormément de règles et de contrôles. On ne peut pas et on ne doit pas dire, dans un système républicain, qu’il y a des violences policières ! »