Entretien de Catherine Bréchignac, physicienne, ambassadrice déléguée à la science, la technologie et l’innovation, auteur de Retour vers l’obscurantisme (Le Cherche midi), pour Marianne, 19 octobre 2022
- Marianne : Comment définir l’obscurantisme, et quel rapport existe-t-il entre celui-ci et l’époque du siècle des Lumières dans notre pays ?
Catherine Bréchignac : Le Trésor de la langue française définit l’obscurantisme comme « une attitude, doctrine, système politique ou religieux visant à s’opposer à la diffusion, notamment dans les classes populaires, des Lumières, des connaissances scientifiques, de l’instruction, du progrès ». Cette définition est juste. On se souvient de l’inquisition, des autodafés réduisant les livres en cendres pour éviter qu’ils soient lus. Il fallait éviter par tous les moyens la diffusion des connaissances pour asservir le peuple. C’est malheureusement vrai encore aujourd’hui dans certains pays. Dans d’autres, comme le nôtre, l’obscurantisme prend une forme plus sournoise. La science circule librement sur Internet, elle est théoriquement accessible à tous, mais elle est présentée comme une opinion par ceux qui pour des raisons idéologiques ou mercantiles veulent dominer les autres. Or, la science n’est pas une opinion, elle se construit grâce à la démarche scientifique, elle n’a pas réponse à tout, mais c’est un outil pour comprendre qui déplaît à ceux qui veulent imposer leurs idées.
- Marianne : À propos de la science, vous parlez de Lyssenko : qui était-il ? La science est-elle toujours assujettie à l’idéologie, à notre époque ? Est-ce abusif de penser que le rapport des écologistes au nucléaire relève d’une forme de lyssenkisme ?
Catherine Bréchignac : Trofim Denissovitch Lyssenko est un Ukrainien, devenu « héros de l’Union soviétique » à la suite de ses écrits, qui exerça jusqu’au milieu des années 1960 une influence néfaste sur l’agronomie et la biologie russes, lesquelles s’en remettent difficilement. Dans le débat de l’époque entre l’inné et l’acquis, pour lui, tout était acquis. Il affirmait avoir mis au point des méthodes permettant d’imposer des caractères héréditaires voulus à des plantes, et même de transformer à volonté une espèce en une autre. Il dénonçait la génétique bourgeoise – la génétique de l’évolution – comme une imposture, et défendait une science prolétarienne. L’idée de faire pousser des tomates en pleine terre en Sibérie est peut-être séduisante, mais elle reste une utopie dans les conditions climatiques actuelles. Il existe toujours des idéologues, sans doute moins en science qu’ailleurs, car la démarche scientifique qui permet de construire la science est un rempart contre l’idéologie. Elle est cependant présente chez certains. Lyssenko n’était pas un scientifique, l’idée de contre-expérience ne l’effleurait pas.
L’idéologie est présente dans les domaines où la subjectivité est dominante. Quant aux réactions antinucléaires, elles n’étaient pas présentes au début du programme nucléaire, mis en place après la dernière guerre. Elles ont été déclenchées par la peur ensuite, lorsque l’écologie politique a engendré l’amalgame stupide dans lequel nous baignons. Tous les écologistes ne sont pas des antinucléaires. Certains insistent sur la sûreté nucléaire qui est indispensable. On ne manipule pas de l’énergie puissante comme celle-là sans précautions. Mais l’énergie nucléaire est une énergie « propre » et nécessaire pour que les huit milliards d’humains vivent correctement sur notre planète, sans la détériorer. À nous d’éviter de construire des centrales sur des zones sismiques, et de les maintenir en bon fonctionnement.
- Marianne : Le nouvel obscurantisme, d’aujourd’hui, est plus insidieux que celui d’autrefois, écrivez-vous. Pourquoi ?
Catherine Bréchignac : L’obscurantisme, entendu comme outil pour contraindre les individus dans leur vie, a changé de visage. C’est effectivement un obscurantisme insidieux qui se met en place, celui qu’évoquait Pierre Bourdieu dans un entretien : « L’obscurantisme est revenu, mais cette fois, nous avons affaire à des gens qui se recommandent de la raison. » Ce que j’appelle, dans mon livre, « les sentinelles de l’ignorance », ne sont plus celles qui empêchent d’apprendre, ce sont celles qui culpabilisent la population par des démonstrations pseudo-rationnelles, en déformant les raisonnements pour mieux manipuler les esprits.
Comme au XVIIIè siècle, où certains pensaient qu’il était inutile d’apprendre à lire et à écrire aux paysans qui cultivent la terre, au XXIe siècle, les sentinelles de l’ignorance sont persuadées qu’il n’est pas utile d’expliquer à Monsieur ou Madame Tout-le-monde comment fonctionne ce qu’ils ont entre les mains. Connaître, non pas en détail, mais simplement le principe des outils qu’on utilise, peut éviter des déboires. Écouter les propos lénifiants, comme ceux qui nous incitent à croire que les services fantastiques du numérique sont gratuits, fait le lit des nouveaux émissaires de l’obscurantisme. Au lieu de cacher la vérité scientifique, la raison est utilisée pour la déformer et la maquiller. Et là j’ai presque envie de dire : révoltez-vous !
- Marianne : L’homme fabrique lui-même ses propres mystères et sa propre peur, écrivez-vous. Comment ? Quels exemples peut-on citer ?
Catherine Bréchignac : Il est connu de tout temps que la peur est un formidable outil pour anesthésier l’homme. Certaines peurs sont bénéfiques, elles donnent l’alerte du danger, : il s’agit des peurs ancestrales, primitives, instinctives, comme la peur du vide ou la peur d’animaux dangereux. Mais outre ces peurs archaïques, que l’homme a tenté de vaincre par la raison, il s’est aussi inventé des histoires effrayantes, d’autant plus effrayantes qu’elles s’inspirent de la réalité, entremêlant le vrai et le faux pour se faire peur à lui-même et faire peur à ceux qui l’entourent car cette peur-là est contagieuse.
Les grandes peurs collectives, partagées par les sociétés humaines, se construisent le plus souvent autour des pandémies et autour de la fin du monde. Les pandémies ont toujours existé. Lorsque les médicaments et les vaccins n’existent pas, il convient de revenir aux précautions traditionnelles, masques et confinement. Quant à la fin du monde, les histoires les plus folles peuvent conduire à l’hystérie collective. On se souvient à ce titre de l’histoire du passage de la comète de Halley, en mai 1910, dont la chevelure risquait de toucher la Terre. Devant ce phénomène, les hypothèses les plus folles ont surgi, imaginant un gaz toxique dans la queue de la comète qui envahirait la Terre entière, provoquant un échauffement de température de plus de cent degrés. La presse s’en est emparée, la peur s’est propagée, certains allant jusqu’à se suicider. La comète passée, la peur s’est évanouie du jour au lendemain. On entend aujourd’hui qu’il faut sauver la planète, alors que c’est plutôt l’homme qu’il faut sauver, et la planète qu’il faut nettoyer en traitant tous les déchets et en évitant le gaspillage. Mais il est évidemment plus noble de prétendre sauver le monde que de faire le ménage.
- Marianne : Vous expliquez la fascination et la peur qu’a exercé l’électricité il y a 150 ans… Que s’était-il passé à l’époque ? Y a-t-il des parallèles à dresser avec l’époque actuelle ?
Catherine Bréchignac : Les phénomènes électriques ont existé de tout temps, mais la première pile électrique a été créée par Alessandro Volta en 1800. Le XIXè siècle est celui de l’électricité. L’exposition universelle qui s’est tenue à Paris en 1878 a été l’occasion de présenter l’éclairage public électrique de quelques rues de la capitale jusqu’alors éclairées par des réverbères à gaz, qui eux-mêmes avaient remplacé les lanternes à huile ou à pétrole après la Révolution. Ce fut un engouement et les voitures électriques se développèrent. La science-fiction s’est mise en route, on a imaginé le labourage électrique, l’électroculture…
L’euphorie passée, quand l’électricité s’est installée au quotidien, la peur est arrivée, amplifiée par ceux dont le commerce disparaissait au profit de cette nouvelle invention. Les craintes, les phobies, l’aversion irraisonnée se sont développées devant une situation nouvelle qui chamboulait les habitudes de vie. À la question « l’électricité est-elle dangereuse ? » la réponse est « oui » et la presse de l’époque s’est fait l’écho des accidents d’électrocution. Elle raconte en détail les brûlés vifs par l’électricité pour frapper l’imagination. Il a fallu plusieurs dizaines d’années pour que cette peur disparaisse. L’électricité peut être dangereuse, mais le danger est maîtrisé, et aujourd’hui, il ne viendrait à l’idée de personne de refuser l’électricité.
Un scénario similaire s’est développé concernant les ondes porteuses de signaux pour la téléphonie mobile. Au début, c’était formidable, puis au passage à la 5G, la peur commence à s’installer. La peur des ondes et des antennes provoque des symptômes réels qui se manifestent même lorsque les antennes ne sont pas branchées, ce qui montre l’impact psychologique de cette peur imaginaire. Il est clair que si l’intensité lumineuse de ces ondes au-delà de l’infrarouge – qu’on ne voit pas – est trop forte, c’est dommageable pour la santé. Mais on connaît les limites à respecter. Le même scénario avec une temporalité analogue s’est développé concernant l’énergie nucléaire. La population n’est pas à blâmer : lorsqu’on ne connaît pas, il est naturel d’avoir peur. Ceux qui sont à blâmer sont ceux qui amplifient la peur avec des arguments pseudo-rationnels, souvent pour des raisons idéologiques.
- Marianne : N’est-ce pas un paradoxe que l’obscurantisme grandisse à une époque où la connaissance n’a jamais été aussi accessible à tous ?
Catherine Bréchignac : L’obscurantisme est une manipulation de certains groupes pour transformer les autres en moutons. Il est nécessaire de redonner à l’homme toute sa puissance avec d’une part sa raison, de l’autre son émotion. La connaissance scientifique, alors accessible à tous, pourra être discutée par tous ceux qui se sont donné la peine d’apprendre.
Il est indispensable d’utiliser tous les mots du langage qui sont à notre disposition pour discuter et même d’en inventer si besoin. Sinon, la connaissance restera lettre morte. La dérive du politiquement correct qui avance à grands pas est extrêmement dangereuse. Elle réduit notre capacité d’expression car il est des mots qu’on ne peut plus prononcer sous peine d’être interdit de s’exprimer. C’est par là que l’obscurantisme s’immisce.
Source : Marianne