Tribune de Baptiste Petitjean pour le FigaroVox, publiée le 16 février 2023.
L’aggravation accélérée du déficit commercial, carburant de la désindustrialisation française.
163,6 milliards d’euros [1] : c’est le déficit commercial enregistré par la France en 2022 [2]. Un montant presque multiplié par deux par rapport à 2021 (-85 milliards d’euros). Et un record historique pour notre pays, dont le solde commercial était encore à l’équilibre au début des années 2000, il y a seulement 20 ans.
En raison de la flambée des prix des hydrocarbures (pétrole brut et gaz naturel) consécutive à la poursuite des tensions géopolitiques et à la reprise mondiale, et de la baisse de l’euro vis-à-vis du dollar, la « facture énergétique » a plus que doublé (+157 %), passant de 45 milliards d’euros en 2021 à 115 milliards d’euros en 2022 en prenant en compte les coûts d’acheminement (transport et assurance) [3]. Les difficultés du parc nucléaire français au cours de l’automne et au début de l’hiver, à l’origine de l’affaiblissement du niveau de production nationale d’électricité, ont fait passer la France d’exportateur net d’électricité (1,1 milliard d’euros d’excédent en 2020, 2,6 milliards en 2021) à celui d’importateur net (7,4 milliards d’euros de déficit commercial en 2022). La production d’électricité d’origine nucléaire n’a jamais été aussi en basse en 2022 (279 TWh) inférieur de 22,7% par rapport à 2021 (360,7 TWh). Toutefois, en 2023, on peut s’attendre à un sursaut du côté de la production française d’électricité et donc de l’exportation, puisque 80% du parc est désormais en fonctionnement. A beaucoup plus long terme, la relance du programme électro-nucléaire, le déploiement parallèle des EnR et les économies d’énergie (sobriété) devraient également contribuer à conforter la France dans son traditionnel statut de grand pourvoyeur d’électricité au niveau européen [4].
Le poids de l’énergie, évident, indiscutable, et nous rappelant notre dépendance malsaine aux énergies fossiles, ne saurait cependant masquer une aggravation de notre déficit commercial concernant les biens manufacturés. Ce dernier s’accentue de 15,3 milliard d’euros (soit -24% environ) pour atteindre 78,5 milliards d’euros, soit une multiplication par plus de 3 depuis 2010. Nos importations ont bondi de presque 60 % en douze ans tandis que les exportations ont augmenté de 46% seulement. Le lent naufrage de notre commerce extérieur en matière de biens manufacturés se poursuit, alors même qu’il était encore excédentaire en 2000 (+8,8 milliards d’euros).
Quelques exemples illustrent ce diagnostic : le déficit de la catégorie « Produits informatiques, électroniques et optiques » dépasse les 20 milliards d’euros (-21,5). Les ensembles « Équipements électriques et ménagers » et « Machines » franchissent quant à eux la barre des 10 milliards d’euros de déficit (respectivement -10,6 et -11,4). Les produits de l’industrie automobile (« Véhicules et équipements ») voient leur déficit flirter avec les 20 milliards (-19,9), alors qu’en 2000 l’excédent sur cette catégorie avoisinait les 10 milliards d’euros (+9,4). La balance du groupe « Bois, papier, carton » (-7,8 milliards d’euros) recule à nouveau en 2022, de 1,7 milliard d’euros. Le solde commercial des produits de la chimie, secteur frappé très durement par l’augmentation des coûts de l’énergie, passe en territoire négatif (-3,5 milliards d’euros), pour la première fois depuis presque 10 ans. Un effet prix, certes, est en cause, mais l’effet volume existe également.
Certains secteurs font mieux que résister : l’excédent du secteur aéronautique et spatial (+23,5 milliards d’euros) continue sa reprise en 2022 (+ 11 % environ) mais sans retrouver son niveau d’avant-crise ; record d’excédent pour les « Parfums et cosmétiques » (+15,4 milliards d’euros) et pour les produits agricoles (+4,8 milliards d’euros). Toutefois, il faudrait affiner l’analyse concernant le solde positif des industries agroalimentaires (+5,6 milliards d’euros), l’augmentation des exportations françaises étant fortement tirée par les céréales (environ 10 milliards d’euros d’excédent) et les boissons (+16 milliards), tandis que le déficit des fruits et légumes (-3,7 milliards d’euros), des poissons (-4,2) et de la viande (-2,7) s’aggrave, rappelant la menace de « désagricolisation » qui plane sur notre système alimentaire.
Lorsque la mode était à l’« industrie sans usines », à l’inexorable « tertiarisation » de l’économie et à l’avènement du « village mondial », la balance commerciale était presque ignorée. Le déficit commercial fut ensuite considéré comme un simple symptôme du repli productif qui touche notre pays depuis plus de 30 ans. Sa lente dégradation, entamée dans les années 2000, ne semblait pas pour autant retenir l’attention des responsables politiques. Pourtant le décrochage était en gestation, notamment en comparaison avec les succès de « l’économie de bazar » allemande, dus à l’insertion particulière de l’Allemagne dans la nouvelle division européenne et internationale du travail et au dynamisme de son couple industrie-commerce extérieur. Finalement, on réalise bien tard qu’un déficit commercial croissant, accéléré, constitue également un moteur de la désindustrialisation [5]. La part de l’industrie manufacturière dans le PIB est désormais inférieure à 10% (contre 14% en 2000), tout comme en Grèce, quand cette proportion est de 19% en Allemagne, 15% en Italie, 12% en Espagne, et de 15% en moyenne dans l’UE [6].
Le redressement productif : enjeu de puissance en Europe et dans le monde.
Avec 594,5 milliards d’euros d’exportation, à presque 1000 milliards d’euros des exportations de l’Allemagne (1 564 milliards d’euros) dont le modèle mercantiliste n’est pas mort puisqu’il a dégagé un excédent commercial de 76 milliards d’euros en 2022 (certes en baisse de 100 milliards par rapport à 2021), le décrochage de la France se poursuit. En 20 ans, la part de marché de la France à l’export, au niveau mondial, a fondu de moitié, passant de 5,2% en 2001 à 2,5% en 2022. La réaffirmation de son indépendance sur la scène internationale et la poursuite de son co-leadership avec l’Allemagne en Europe ne peuvent passer que par un redressement économique aussi rapide que vigoureux.
La réindustrialisation (industries manufacturière, agroalimentaire, extractive, énergie) et le redressement de notre production agricole constituent la clé de voûte d’une indépendance renforcée, d’un projet national mobilisateur et d’une refondation républicaine des termes de notre contrat social. Sans systèmes de production solides, pas de protection sociale efficace, considérant la centralité de la cotisation des actifs.
Le rééquilibrage de notre commerce extérieur, grande cause nationale.
La bataille du commerce extérieur est un combat de haute intensité qui doit avoir lieu et que la France ne peut pas se permettre de perdre. Cet effort de redressement productif prendra une décennie. Il supposera d’une part de maintenir les politiques horizontales de compétitivité et de soutien à l’économie déployées depuis 2017 : baisse des impôts de production, de l’impôt sur les sociétés, soutien des plans France Relance puis France 2030 à l’activité et aux investissements, dispositif des sites industriels clés en main… Ces mesures ont généré un frémissement qu’il faut amplifier. La France est championne d’Europe des IDE (Investissements directs étrangers), ces derniers profitant à tous les territoires : 75% se situent dans les régions et environ 70% des projets industriels issus d’IDE sont orientés vers des villes de moins de 20 000 habitants. Longtemps négatif en raison des vagues successives de délocalisation, le solde des créations et des destructions d’emplois industriels a été positif depuis 2017, à l’exception de l’année 2020, année du déclenchement de la pandémie de Covid-19. Le nombre d’emplois salariés dans l’industrie est passé de 3 142 900 au début de l’année 2017 à 3 204 600 à la fin du troisième trimestre 2022 [8], soit plus de 60 000 emplois supplémentaires sur la période.
Mais c’est également une nouvelle doctrine d’intervention de l’État dans l’économie qu’il nous faut inventer. Le temps de l’ultralibéralisme et de la dérégulation financière a vécu. L’idée selon laquelle les revenus financiers des délocalisations viendraient compenser le déficit commercial pour équilibrer la balance de paiements courants est un mirage. Déjà fin 2021 la position extérieure nette de la France, historiquement toujours positive jusqu’au milieu des années 2000, était négative à hauteur de 32,3 % du PIB et poursuivait sa dégradation [9].
Les mesures indispensables de compétitivité devront être flanquées d’actions verticales en vue de cibler les filières, les secteurs et même les produits dont la production peut faire l’objet d’une reconquête. Si elles devaient aboutir, les récentes initiatives françaises au niveau européen telles que la proposition de flexibiliser le cadre des aides d’État constitueraient une fenêtre d’opportunité pour de telles actions. Pour en garantir l’efficacité, les instruments de politique industrielle et de planification à disposition de l’État doivent cependant être repensés. Un réarmement institutionnel est en effet nécessaire. Cela pourrait passer, par exemple, par l’accrochage du portefeuille du commerce extérieur à un grand ministère de l’Industrie et de l’Énergie [10], par la construction de projets industriels en associant les ressources et les forces du secteur privé et celles des pouvoirs publics, ou par l’installation de grands opérateurs nationaux dans les secteurs stratégiques. Il nous faudrait également soutenir et renforcer l’impact de notre excellente recherche fondamentale sur l’innovation industrielle. Le Livret « Industrie Verte », dédié à la décarbonation de l’économie, annoncé par le Ministre de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique, pourra sans nul doute drainer l’abondante épargne des Français vers des projets productifs. L’État serait alors davantage en capacité d’intervenir dans l’économie pour atteindre ses objectifs politiques tels que la réindustrialisation et le redressement du commerce extérieur.
Source : le FigaroVox
[1] Données FAB/FAB, ne prenant pas en compte les coûts d’acheminement des importations (transport et assurance).
[2] Les chiffres mentionnés dans ce texte sont extraits de l’analyse annuelle 2022 des chiffres du commerce extérieur réalisée par la Direction générale des Douanes et Droits indirects.
[3] En prenant en compte les données CAF/FAB, c’est-à-dire intégrant les coûts de transport et d’assurance sur les importations, le déficit commercial de la France en 2022 s’élève à 189,1 milliards d’euros, contre 107 en 2021.
[4] Couvrir nos besoins énergétiques : 2050 se prépare aujourd’hui, Par Marie Suderie et Pierrick Dartois, La Fabrique de l’Industrie, Les Notes, décembre 2022.
[5] François Geerolf et Thomas Grjebine, « Désindustrialisation (accélérée) : le rôle des politiques macroéconomiques », dans L’économie mondiale 2021, CEPII/La Découverte, septembre 2020.
[6] « Une industrie européenne fragilisée par de multiples chocs », Les Echos, 1er février 2023.
[7] « Exports in December 2022: -6.3% on November 2022 », Destatis, 2 février 2023.
[8] Emploi salarié par secteur, Insee.
[9] Rapport annuel de la Banque de France sur la balance des paiements et de la position extérieure de la France en 2021 (juin 2022).
[10] Actuellement, le portefeuille du commerce extérieur est raccroché au ministère des Affaires étrangères.