« On ne pourra redresser la France qu’avec des professeurs attachés à la laïcité »

Tribune de Joachim Le Floch-Imad pour le FigaroVox, publiée le 22 mars 2023.

« C’est dans le gouvernement républicain que l’on a besoin de toute la puissance de l’éducation », écrivait Montesquieu dans L’esprit des lois. Le lien entre instruction, citoyenneté, autonomie et responsabilité était alors clairement établi dans les consciences. Et l‘école républicaine, qui demeurait bien sûr à construire, apparaissait comme la matrice la plus à même de constituer une nation, c’est-à-dire une communauté de destin marquée par le primat de l’intérêt général, de la volonté de vivre-ensemble et des souvenirs accumulés sur les égoïsmes individuels. Des Lumières au début des années 1980, en passant bien sûr par les réformes de Victor Duruy et les lois scolaires de Jules Ferry, des hommes et des femmes se sont levés pour servir cette mystique républicaine. Ils ont fait la démonstration que la préservation de celle-ci exigeait une transmission, une ferveur et une exigence de chaque instant. Pour ces maîtres qui portaient le beau nom d’instituteurs, venu du latin « instituere » (mettre debout), la fonction relevait presque du sacerdoce.

Aujourd’hui, alors que le vocabulaire républicain sature le débat public, de manière incantatoire, désincarnée et anhistorique, la France s’apparente de plus en plus à une démocratie libérale amputée d’une part essentielle d’elle-même.

Elle a en effet oublié qu’elle n’est une démocratie que parce qu’elle est d’abord une République. Les grands principes inhérents à son modèle ne sont malheureusement plus compris et désirés, en particulier par tous ceux qui devraient en être la courroie de transmission. Une étude de l’Ifop en deux volets sur les atteintes à la laïcité et les tensions religieuses à l’école nous en a récemment apporté une énième illustration. Les données rassemblées mettent en évidence le fait que 40 % des enseignants sont partisans de repas à caractère confessionnel pour les élèves qui le souhaitent. La même proportion considère que les élèves doivent pouvoir venir en classe dans les tenues qui leur conviennent, tandis que 20 % d’entre eux jugent la loi de 2004 sur les signes religieux «islamophobe». Les chiffres sont encore plus inquiétants si l’on prend en compte l’état d’esprit des plus jeunes. 74 % des enseignants de moins de trente ans estiment qu’il faut assouplir les règles relatives à la laïcité en milieu scolaire. À titre d’exemple, 62 % sont favorables à une liberté vestimentaire totale et 40 % voient dans la loi de 2004 une manière de reléguer l’islam et les musulmans. Cette dernière donnée est particulièrement inquiétante lorsqu’on mesure la puissance nocive du terme « islamophobie » et les dangers auxquels nous nous exposons à le normaliser. Constante de la propagande des Frères musulmans depuis les années 1990, cet anathème qui s’est diffusé comme une manière de défendre la visibilité des musulmans et leur droit à s’excepter de la loi commune vise à « imposer le contrôle du langage et à culpabiliser la société », tout en contribuant à mettre une cible sur la tête de ceux qui s’opposent à une lecture littéraliste et fanatique de l’islam.

Sous les assauts conjoints des islamistes qui nous ont déclaré la guerre, des déconstructionnistes qui considèrent la laïcité comme une arme de relégation des musulmans et des libéraux qui réduisent celle-ci à la seule neutralité de l’État, nous avons oublié que la laïcité était le principe cardinal de la République. Il rend possible l’existence d’un espace commun où chaque citoyen peut s’exprimer à la lumière de la raison et d’une certaine idée de l’intérêt général. Ce faisant, nous avons ouvert la porte au retour de conflits culturels et d’obscurantismes religieux qui ne peuvent avoir pour conséquence que le délitement de la nation française.

L’étude de l’Ifop donne précisément à voir cette lame de fond qui nous menace. Dans un contexte de conditions d’enseignement détériorées, d’absence de reconnaissance et de baisse générale du niveau, une partie croissante des professeurs ne maîtrise plus les principes républicains, voire les combats de manière revendiquée. Encouragés dans cette voie par une part non négligeable du monde syndical et associatif, ils ne se vivent plus vraiment comme des fonctionnaires de la République, comme des représentants d’un corps fédéré par une culture commune et une mission clairement partagée. Sous l’emprise de modes intellectuelles et de passions démocratiques déconnectées de l’idéal républicain, ces professeurs ne pensent plus l’école comme un sanctuaire étranger aux querelles des hommes mais comme un lieu qui se doit d’être toujours plus ouvert sur la société. Cette triste dérive ne remet bien sûr pas en question le travail – souvent remarquable – de la majorité d’entre eux. Elle ne doit pas non plus nous conduire à penser que l’ensemble des torts leur est imputable. L’étude citée ci-dessus montre en effet qu’un tiers de ceux qui ont signalé des contestations d’enseignements ou des manifestations de séparatisme à leur hiérarchie a eu le sentiment de ne pas bénéficier du soutien de celle-ci. De même, 77 % des enseignants considèrent que le ministère de l’Éducation nationale n’a pas tiré d’enseignements de la décapitation de Samuel Paty. Il est dès lors logique que l’on assiste à une explosion des mécanismes d’autocensure et d’évitement du conflit : plus de la moitié des enseignants dit y être déjà contraints. À mesure que les provocations, notamment d’origine islamiste, se multiplient, les chefs d’établissement sont quant à eux trop souvent livrés à eux-mêmes. Même lorsqu’ils veulent bien faire, ils ne bénéficient que de consignes très floues pour gérer les incidents liés aux questions de laïcité.

Les chefs d’établissement souffrent par ailleurs de l’irruption croissante des parents d’élèves dans les affaires de l’école, en témoigne par exemple la récente étude de la FDDEN « Violences et citoyenneté à l’école primaire ». Celle-ci révèle une augmentation conséquente et continue des situations où des parents d’élèves, du fait de leurs convictions religieuses, remettent en question la légitimité de certains enseignements et choix pédagogiques, voire s’en prennent physiquement ou verbalement aux chefs d’établissements. Le problème est enfin celui du politique qui, depuis longtemps, a veillé à organiser sa propre impuissance. Peu importe le discours et les ambitions de l’exécutif et du ministre en place, l’administration de l’Éducation nationale donne le sentiment de fonctionner comme un État dans l’État. Elle a son logiciel d’action autonome, ses groupes d’experts et ses syndicats indéboulonnables et son discours sempiternel – et dramatiquement confus – sur les finalités de l’école, réduites à quelques marqueurs à la mode : l’épanouissement de l’enfant, la co-construction des savoirs, la lutte contre les discriminations, la réduction des inégalités ou encore le combat contre le réchauffement climatique.

Au regard de la gravité de la situation, que faire pour défendre la laïcité en actes et refaire des professeurs des fonctionnaires de la République à temps plein ?

Une partie de la réponse passe par l’amélioration du cadre réglementaire et l’évolution des dispositifs existants. Au cours du précédent quinquennat, des mesures allant dans le bon sens ont été prises avec le développement des référents et des équipes académiques laïcité, l’instauration d’un Conseil des sages et, suivant les recommandations de Jean-Pierre Obin, la mise en place d’une politique de formation à la laïcité et aux valeurs de la République obligatoire pour l’ensemble du personnel de l’Éducation nationale. Il nous faut plus que jamais veiller à ce que celles-ci soient approfondies et que les dispositifs soient utilisés à bon escient, avec courage. La formation initiale et continue dispensée dans les INSPÉ doit l’être par des républicains exigeants et compétents. Cela n’est pas toujours le cas à l’heure actuelle tant la lecture anglo-saxonne des rapports sociaux et le militantisme y demeurent prégnants, d’où la nécessité d’ouvrir un grand débat sur les critères de certification des formateurs. L’évolution de la formation à la laïcité doit par ailleurs aller de pair avec une évolution de la formation initiale des enseignements. Comme l’a suggéré la Fondation Res Publica dans un récent colloque, nous gagnerions par exemple à revenir sur le monopole de l’université et des sciences de l’éducation dans la formation des enseignants du premier degré. Ainsi, il serait possible de proposer des parcours enfin en prise directe avec les savoirs fondamentaux, libres de toute idéologie, que l’on doit absolument transmettre à l’école et au collège.

Ces évolutions techniques ne sauraient enfin être suffisantes sans un cap cohérent et une action lisible au sommet de l’État, tant la crise du modèle républicain et la crise de l’école sont liées.

Le délitement de cette dernière tient à des causes qui outrepassent la seule question de notre système éducatif. Nous avons par conséquent besoin d’une politique globale et authentiquement républicaine pour refaire des citoyens, mettre fin à la crise de la transmission qui sévit et combattre toutes les entreprises de déstabilisation qui entravent le programme des Lumières et disloquent la France. Quant à l’Éducation nationale, à qui l’on demande souvent trop au regard de ses moyens et du malaise qui la travaille, elle doit apprendre à nommer plus clairement le mal, combattre avec une plus grande fermeté la règle tacite du « pas de vagues » et revenir à un discours autrement plus exigeant sur les finalités de l’école : émanciper par le savoir, assurer l’élévation de tous les élèves parallèlement à la promotion des meilleurs et renforcer le sentiment d’appartenance à une nation digne d’être perpétuée dans le temps. L’obligation d’adhésion de ses personnels à la République, inscrite au Code de l’éducation à l’article L111-1, ne saurait être l’objet de débats. Et ceux qui refusent de mettre en œuvre ces valeurs et vont parfois jusqu’à militer contre elles ne peuvent continuer à exercer.

Redresser la France et refaire la République nécessitent en effet des professeurs convaincus du bien-fondé de leur mission intellectuelle et morale. Encore faut-il que ceux-ci soient formés, soutenus par leur hiérarchie et revalorisés à la hauteur de l’importance essentielle qui est la leur. Si nous cédons sur tous ces points, nous rentrons dans la nuit.

Source : le FigaroVox