« Il faut prendre en charge la nouvelle question sociale »

Tribune de Claude Nicolet pour le site de Marianne, publiée le 5 mai 2023.

« Qui parle sérieusement et sincèrement de salaire, de partage des fruits de la croissance, de fiche de paie ? Pas la gauche mélenchonienne. Mais les syndicats, mobilisés contre la réforme des retraites. Cette question sociale figure au cœur du pacte républicain. La méthode Jaurès le rappelle, selon Claude Nicolet, membre du bureau exécutif de Refondation républicaine et Président de l’association La Nation citoyenne. »

Ce qui semble marquant dans l’épisode que nous vivons actuellement, c’est que l’intersyndicale, dans sa mobilisation contre la réforme des retraites, est parvenue à s’organiser et se maintenir en prenant appui sur une question identitaire au cœur de notre pacte social et républicain, celle des retraites. Celles-ci sont un déterminant central de la question sociale. C’est un marqueur puissant au sein d’un imaginaire qui passe par 1936, le Front populaire et ses avancées sociales que certains tentent de réanimer, passant par le 10 mai 1981 et l’instauration de la retraite à 60 ans. La question sociale est en réalité, à cette occasion, prise en charge y compris politiquement par l’intersyndicale davantage que par les partis politiques dits de « gauche » dont on pourrait attendre qu’ils en soient les acteurs. Le « front » syndical occupe une position inattendue en ayant investi deux espaces simultanément. D’où également cette difficulté à engager un dialogue et une démarche « d’apaisement » dans la mesure où les enjeux et la fonction des acteurs se sont déplacés.

Ce fut évident, en particulier quand les organisations syndicales n’ont pas hésité à faire part de leur mécontentement lorsque la NUPES, et surtout la France Insoumise, a joué l’obstruction lors de l’examen de la réforme des retraites à l’Assemblée nationale en multipliant les incidents de séances, les provocations et les outrances.

Surenchère épousant tous les délires

L’intersyndicale fut dans l’obligation de prendre en charge un rôle qui n’est pas le sien – elle le sait -, celui de représentant politique d’une gauche déboussolée face à une réforme qui n’était pas si éloignée de celle qu’elle adopta en 2013. Ce qui amena tous les syndicats à une position intransigeante : le retrait ou rien. Cet affrontement direct entre l’intersyndicale et les institutions de la Ve République – auquel la CFDT participait pour la première fois – ne pouvait se terminer autrement que par un choc inégal. Comment en est-on arrivé là, comment l’intersyndicale a-t-elle dû assurer ce double rôle ? Pour une raison simple, la gauche dans sa version NUPES a fondamentalement abandonné la question sociale depuis un certain temps au profit des questions sociétales.

Sous la domination et l’influence idéologique de la France insoumise d’une part et de la gauche social-libérale de Terra Nova d’autre part, la gauche version NUPES a petit à petit quitté le champ de l’universalisme républicain pour virer de bord vers les questions de minorités, de genres, de communautés, de différentialisme. On ne peut manquer d’évoquer la critique que l’universitaire Mark Lilla adressait à la gauche américaine, lui reprochant d’oublier le bien commun : « Les États-Unis sont en proie à une hystérie morale sur les questions de race et de genre qui rend impossible tout débat public rationnel. La gauche a délaissé la persuasion démocratique pour s’engager à cor et à cri dans la dénonciation hautaine. »

À la NUPES, cancel culture et wokisme ont le vent en poupe alors que l’héritage de Jean Jaurès est en cours de liquidation. Certes le PCF, par l’intermédiaire de Fabien Roussel, s’y oppose, faisant apparaître les fractures profondes entre les uns et les autres. Mais le PS au sein de cet attelage ne peut qu’y achever sa dissolution tandis qu’EELV ne cesse de se livrer à une surenchère épousant tous les délires.

La question sociale est orpheline

Or la question sociale est toujours prégnante dans notre pays. Mais elle ne peut être abordée sans une réflexion sur l’État. C’est précisément là où se situe l’immense apport théorique de Jean Jaurès au socialisme français. Il avait compris le rôle essentiel de l’État dans la construction de la nation française et sa place déterminante qui ne pouvait se résumer à l’instrument de domination au service de la classe dirigeante, en l’occurrence la bourgeoisie. Il devait au contraire être le lieu de la « synthèse » et de la possibilité d’y célébrer les « noces de la nation et de la classe ouvrière » d’où la nécessité de la démarche démocratique pour qu’il devienne la possibilité de l’émancipation du peuple au service de l’Humanité. Pour Jean Jaurès, la question sociale et la question nationale sont donc consubstantielles. Elles sont les deux faces de la même médaille. Elles sont la garantie du progrès démocratique, social et culturel. Il faut être aveugle pour ne pas voir la rupture fondamentale avec les propositions faites aujourd’hui par la NUPES.

La question sociale est en fait orpheline aujourd’hui et l’intersyndicale en est devenue la mère politique adoptive. Dans le même temps, le président de la République a incontestablement, à la surprise de beaucoup, réinvesti la question nationale. Réindustrialisation, souveraineté énergétique, agricole, alimentaire, sanitaire, renforcement de notre outil de défense, réorientation du discours sur l’Union européenne et l’urgence d’en faire un acteur stratégique autonome, un rapport de force plus assumé avec l’Allemagne… autant d’éléments surprenants de la part d’un homme présenté comme le champion du néolibéralisme, du capitalisme financier et de la destruction de la France et de la République.

Le grand défi, l’immense défi consiste aujourd’hui à reprendre ce travail non pas de « synthèse » qui fleure bon les congrès d’un PS défunt mais de ce qui pourrait être une véritable perspective politique pour le pays afin de l’aider à affronter les difficultés qui sont les nôtres. Il est clair qu’aujourd’hui, la gauche version NUPES dans son noyau dur affiche une stratégie radicalement hostile à une telle démarche. Jean-Luc Mélenchon tient des propos qui visent à mettre en place dans notre pays une stratégie de la tension en adoptant par moment des postures entretenant un flou inquiétant.

Salut public contre vent mauvais

Mais il existe au sein du peuple français, une majorité de citoyens pour lesquels ces postures sont insupportables et qui mesurent, chaque jour, les dangers que les outrances mélenchonesques font prendre au pays, alimentant de façon mécanique et inexorable le vote pour le RN. Ceux-là cherchent une issue, une voix et un chemin.

Le président de la République a ici une éminente responsabilité, celle de « réconcilier » la nation à partir de choix partagés sur la situation du monde, les enjeux et les bouleversements auxquels nous sommes confrontés. Il faut prendre en charge politiquement la question sociale. Les transformations profondes du monde du travail, liées aux conséquences de la crise sanitaire, de la numérisation de nos usages, à l’émergence de l’intelligence artificielle autant de chantiers sur lesquels avancer. Le partage de la richesse et de sa juste répartition, la question du « temps », de son organisation, de son individualisation doivent être abordées. L’intersyndicale, les partenaires sociaux n’ont évidemment pas les moyens de le faire : ils relèvent de l’action politique. Ils le savent et ont commencé à le dire.

Ce chantier ne peut et ne doit pas être celui d’un camp contre l’autre. Il peut et il devrait même être celui d’un projet de Salut public œuvrant pour l’intérêt du pays. Ce n’est pas tant un référendum sur les retraites qu’il faut proposer aux Français que la redéfinition d’un véritable contrat social qui renouera avec l’imaginaire républicain afin de faire disparaître ce vent mauvais qui souffle sur notre pays et d’éteindre les braises que certains se plaisent à entretenir.

Source : Marianne