Entretien de Jean-Pierre Chevènement au Point, le 3 mai 2023.
- Le Point : La France est-elle si en déclin qu’il faille la « refaire », comme vous l’affirmez en titre de votre ouvrage ?
Jean-Pierre Chevènement : J’ai repris une expression de De Gaulle de 1940. « Que faites-vous ? » lui demande-t-on. « Nous sommes en train de refaire la France », répond-il. C’est une tâche du même ordre qui nous attend. Il va falloir au moins cinquante ans pour réapprendre à la France à produire, relever l’État républicain, défaire les liens qui entravent les initiatives, refaire des Français et d’abord des citoyens, permettre à nouveau à notre nation de parler une langue qui soit comprise du monde entier. Tout cela demande du temps et de la volonté.
- Le Point : La politique de réindustrialisation voulue par Emmanuel Macron va-t-elle dans le bon sens ?
Jean-Pierre Chevènement : Les maux dont souffre notre pays s’enracinent presque tous dans une désindustrialisation commencée à la fin des années 1970 en fonction de choix idéologiques à l’aveugle : nos élites ne savent plus où elles vont depuis une quarantaine d’années. Les lilliputiens de Bruxelles ont enchaîné notre Gulliver national. La France est sur une mauvaise pente depuis qu’elle a choisi à travers l’Acte unique de s’en remettre à la Commission de Bruxelles pour araser les réglementations, déréguler et installer partout le primat de la concurrence, sans aucune étude d’impact préalable. Le primat a été donné à la circulation des capitaux par rapport à l’emploi. Ce qui a conduit à une délocalisation massive des industries vers des pays à bas coûts. À la fin des années 1970, la France comptait 6 millions d’emplois industriels, il n’y en a plus que 2,8 millions. L’industrie française, c’est 280 milliards d’euros, l’industrie allemande, 780 milliards : presque trois fois plus. La France s’est désinvestie de l’industrie et a privilégié les services et la finance. Je veux bien que l’on rende Macron coupable de tout, mais tous ses prédécesseurs depuis les années 1980 sont responsables de cette situation…
- Le Point : L’ordre républicain est-il toujours assuré en France ?
Jean-Pierre Chevènement : L’ordre républicain, c’est un concept d’ensemble fondé sur la suprématie de la loi. Or on a vu proliférer des instances administratives indépendantes, des jurisprudences nationales et internationales qui se substituent à la loi… Le soubassement républicain n’est plus fermement assuré. À partir de là, constatons que la police est devenue le bouc émissaire facile des fauteurs de violences professionnels. La justice, ça ne va pas : trop de recours en tous sens, des délais de jugement démesurément allongés, le sentiment d’une inefficacité globale. Ce que je propose, c’est de remettre de l’ordre dans la hiérarchie des normes, d’abord. Ensuite, de donner des directives claires à la police, avec les moyens de remplir les tâches qu’on lui assigne. La détérioration de la situation est bien antérieure au pouvoir actuel. Les gouvernements les uns après les autres ont été dépassés. La violence qui se déchaîne au moindre prétexte est ravageuse dans une société démocratique. Il faut restaurer l’autorité. Une autorité qui se veut simple, rapide et bien sûr proportionnée.
- Le Point : L’actuel président de la République fait-il tout pour « relever l’autorité de l’état », l’un des chantiers prioritaires à votre sens ?
Jean-Pierre Chevènement : Emmanuel Macron n’a pas raison sur tout, mais il lui arrive d’avoir raison. Maintenant, s’il a eu le mérite de faire turbuler le système en 2017, il n’a pas encore reconstruit une politique claire à long terme. Relancer le nucléaire a été une décision salvatrice et structurante pour l’avenir, mais dans beaucoup d’autres domaines il y a des décisions analogues à prendre. Dans le secteur de l’automobile, par exemple : nous avions un excédent de plus de 10 milliards d’euros en 2000 ; aujourd’hui, le déficit est de 20 milliards d’euros. Parce que les constructeurs ont délocalisé une partie importante de leur production. N’est-il pas possible de les convaincre d’inverser le mouvement ? Il faut recréer un ministère de l’Industrie. Emmanuel Macron a pris une bonne initiative en préconisant la modulation de l’interdiction des moteurs thermiques, mais il n’en est pas gratifié. Pas plus quand, de retour de Chine, il affirme que l’Europe ne doit pas être « suiviste » pour dire que notre politique étrangère ne doit pas être une copie servile de celle des Chinois ou des Américains. Il provoque un tollé de récriminations, alors qu’il exprime une vérité de bon sens si l’on veut que la France reste un pays indépendant…
- Le Point : Remplit-il le rôle d’« arbitre national », dans l’esprit de la Ve République voulu par de Gaulle, que vous évoquez dans votre essai ?
Jean-Pierre Chevènement : Ce rôle d’arbitre national conçu par de Gaulle a bien fonctionné avec celui-ci puis Pompidou, mais il a commencé à être pollué sous Giscard d’Estaing, à travers des polémiques peu dignes. Le président de la République détient une fonction éminente au sommet de l’État, il doit être à l’abri des critiques excessives. Cela ne veut pas dire que je considère que la réforme des retraites a été vendue de manière pédagogique…
- Le Point : L’Europe, selon vous, est en partie responsable de la genèse du conflit en Ukraine. De quelle manière ?
Jean-Pierre Chevènement : Soyons clair : la Russie est l’agresseur. Mais dans la genèse de ce conflit, les torts sont partagés. Cette guerre vient de loin. La première « révolution orange », c’est 2003, et à l’origine il y a une certaine conception des rapports entre l’Ukraine et la Russie que je fais remonter au livre de Zbigniew Brzezinski (ex-conseiller à la Maison-Blanche), Le Grand Échiquier (1997). Il y a eu une volonté de se servir de l’Ukraine comme d’un bélier contre la Russie, alors que tous les présidents français, et notamment Jacques Chirac, avaient pour politique d’associer la Russie au destin européen. Parallèlement, l’Union européenne a lancé en 2008 le « partenariat oriental », un projet d’association forcément déstabilisateur pour la Russie, dont l’économie était étroitement intégrée à celle de l’Ukraine. Deux projets d’association se sont trouvés face à face. Or le projet européen, dit « partenariat oriental », n’a pas été géré politiquement. Le président de la Commission européenne de l’époque, M. Barroso, porte une lourde responsabilité dans le dérapage qui s’est produit en 2013-2014. Celui-ci était parfaitement évitable si l’on avait pensé ensemble ces deux projets de libéralisation des échanges. Surtout, si on avait établi une neutralité pour l’Ukraine, entre l’Europe et la Russie. Au lieu de cela, nous avons eu un conflit que les accords de Minsk, en eux-mêmes méritoires, n’ont pas réussi à geler. L’Ukraine s’est refusée à les appliquer. Et la Russie a cru pouvoir en profiter pour imposer militairement sa solution. Cette agression a jeté l’Europe dans les bras des États-Unis, et la Russie se trouve désormais à la merci de la Chine. Beau résultat du point de vue de l’indépendance de l’Europe !
- Le Point : Vous plaidez dans votre livre pour une alliance Europe-Russie afin d’assurer la sécurité du continent. Vous êtes à contre-courant ?
Jean-Pierre Chevènement : Cette question pour l’instant n’est plus d’actualité. Mais elle le redeviendra, parce que la Russie se trouvera toujours où elle est, sur un espace géographique de 17 millions de kilomètres carrés et 11 fuseaux horaires. Qui occupera cet espace ? Est-ce intelligent de renvoyer la Russie dans les bras de la Chine ? C’est ce qui a fini par arriver avec la guerre en Ukraine, parce que la Russie s’est crue – à tort – assiégée par un « Occident collectif ». C’est une grave erreur d’analyse du point de vue de la Russie. Mais aussi du point de vue de l’Europe, qui s’est tiré une balle dans le pied.
- Le Point : Emmanuel Macron gère-t-il bien la crise ukrainienne ?
Jean-Pierre Chevènement : À sa décharge, il est arrivé un peu tard. Aujourd’hui, surtout, il faut éviter d’ajouter la guerre à la guerre. Donner à l’Ukraine les armes nécessaires pour se défendre, d’accord. Mais pas pour porter la guerre sur le territoire russe, avec des missiles à très longue portée, à très forte puissance. Il faut quand même qu’une voix de raison se fasse entendre si l’on veut éviter un embrasement généralisé. Quand on regardera les événements avec le recul de l’histoire, on verra que peu de dirigeants ont cherché à enrayer cette marche vers le gouffre.
- Le Point : Pourquoi n’êtes-vous pas favorable à l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne, que soutient avec force notamment la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen ?
Jean-Pierre Chevènement : L’Ukraine est loin de répondre à des standards exigés pour une adhésion à l’Union européenne. Il y a des solidarités que nous devons à l’Ukraine agressée, mais il nous faut aussi défendre nos intérêts économiques légitimes.
- Le Point : Vous avez été le représentant de la France pour la Russie entre 2012 et 2021, vous connaissez donc bien Vladimir Poutine. Quel témoignage pouvez-vous apporter sur son évolution ?
Jean-Pierre Chevènement : Mon rôle a consisté à freiner la marche vers un conflit de grande ampleur. Dès 2013, j’ai pris la mesure du danger. J’assume la mission qui fut la mienne, je la revendique, et j’en suis fier car j’ai essayé d’empêcher l’irréparable. Et j’ai pu voir au plus près l’évolution des esprits de part et d’autre. Pour moi, il y a eu deux Poutine. Celui d’abord qui a mis un terme à la chaotique période Eltsine, quand la Russie avait perdu la moitié de son PIB : Poutine a redressé son pays en modernisant l’État et l’économie. C’est l’époque, en 2002, où il offrait aux États-Unis des bases militaires en Asie centrale contre les talibans. Puis est arrivée la deuxième partie de l’ère Poutine, que je fais commencer à 2007, quand, à la conférence sur la sécurité de Munich, dite « Wehrkunde », celui-ci adresse une sévère mise en garde aux Américains, aux Européens et à l’Otan s’agissant de leur politique vis-à-vis de la Russie, notamment en Ukraine. On connaît la suite… Je me souviens de cette phrase de Poutine : « Celui qui ne regrette pas la disparition de l’URSS n’a pas de cœur, mais celui qui veut la rétablir n’a pas de tête. » J’ai pensé que cette phrase exprimait le fond de sa pensée. Mais je suis bien obligé de constater qu’il s’est laissé gagner par un nationalisme obsidional, à l’origine de cette gravissime erreur qu’a été l’invasion de l’Ukraine en 2022. C’est une erreur fondamentale dont nous n’avons pas fini de payer le prix.
Propos recueillis par Jérôme Cordelier
Source : Le Point