Texte de Jean-Pierre Chevènement et Baptiste Petitjean pour Paysans & Société : « Le redressement productif au cœur de la refondation républicaine de la France »

Par Jean-Pierre Chevènement et Baptiste Petitjean, dans Paysans & Société n°408, Novembre – Décembre 2024.

Le tournant néolibéral des années 80 a eu de fortes et néfastes incidences sur l’économie française. Pour reconstituer nos capacités productives, la mobilisation résolue des pouvoirs publics est primordiale.

Observer l’amoncellement des nuages sur la France pourrait relever de l’euphémisme, tant ils sont nombreux et porteurs des plus lourds orages. Chaque jour plus profondes, de nombreuses fractures sociales, économiques, territoriales et générationnelles se creusent dans notre pays. Elles ne sont pas nouvelles : elles trouvent leur origine dans des orientations politiques datant des années 80 reflétant en partie le vent dominant de l’époque, celui d’un néolibéralisme importé des pays anglosaxons. La pensée de Friedrich Hayek et de Milton Friedman s’impose : c’est l’avènement du principe Tina (« There is no alternative », formule de Margaret Thatcher) faisant du capitalisme financier mondialisé le seul horizon possible. Mais ces orientations correspondent aussi à un véritable choix des « élites » françaises qui veulent faire participer la France à la fête du « village planétaire ». Qui ne se souvient du fantasme de Serge Tchuruk d’une « entreprise sans usine » ? L’abandon presque délibéré de toute ambition productive au profit d’une économie de services censée être l’avenir des sociétés occidentales a sapé les bases économiques et le modèle social que la France avait mis en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

Désindustrialisation, mondialisation, financiarisation, métropolisation.

Mondialisation (qui ne pouvait être qu’« heureuse » [1]), financiarisation et métropolisation composèrent le funeste triptyque qui accompagna la désindustrialisation. Les deux premiers phénomènes ont été abondamment analysés et commentés ces dernières années. Le coefficient d’ouverture de l’économie de la France est passé de 13,5 % en 1968 à plus de 30 % actuellement. Les activités financières ont pris une place croissante dans l’économie. L’Acte unique, signé en 1986, a donné l’impulsion décisive à la libre circulation des mouvements de capitaux, à la dérégulation des marchés bancaire et financier et à la mise en concurrence sauvage des activités productives. Même si des géographes, comme Christophe Guilluy, ont souligné la troisième évolution (la métropolisation) dès le début des années 2010, celle-ci demeure relativement peu traitée par les politiques publiques. Les métropoles sont pourtant intimement liées à la mondialisation et à la financiarisation : elles devaient constituer les moteurs de la tertiarisation, le fer de lance de la « société liquide » annoncée par Zygmunt Bauman. Le nouvel espace français est marqué par la reproduction à des échelles plus réduites des difficultés que posait l’hyper concentration parisienne. La France est, par exemple, la championne d’Europe du temps de trajet entre le domicile et le travail, 73 minutes aller-retour chaque jour, dix minutes de plus qu’en Grande-Bretagne ou en Allemagne. Le coût du logement est également d’autant plus élevé que l’on se rapproche des grands centres urbains, rejetant les catégories populaires et moyennes vers les zones dites « périphériques ».

L’aménagement du territoire, entendu initialement comme la répartition harmonieuse, équilibrée, équitable, des richesses, des activités, des hommes sur tout le territoire national, a dérivé dans le dernier quart du XXe siècle vers le développement concurrentiel des territoires. Symbole de ce glissement très peu motivé par le souci de l’intérêt général et le sort des catégories populaires et moyennes, le bras armé de l’État en la matière, la Datar, a été sûrement détricotée jusqu’à sa suppression, déguisée en remplacement, par la Délégation interministérielle à l’aménagement et à la compétitivité des territoires (Diact) qui deviendra ensuite l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT).

Réindustrialisation ?

L’objectif de réindustrialisation a été, heureusement mais sans doute un peu tard, progressivement réhabilité à partir de la publication du rapport Gallois sur la compétitivité (2012) et surtout avec la pandémie de Covid qui a provoqué une salutaire prise de conscience de nos fragilités, voire de nos pertes de souveraineté, dans un certain nombre de chaînes de valeur stratégiques. La reconstitution des capacités productives de la France souffre néanmoins de divergences profondes quant à ses modalités de mise en œuvre.

Si elle a stoppé l’hémorragie industrielle et provoqué un frémissement, force est de constater que la politique de compétitivité et d’attractivité enclenchée au début du quinquennat de François Hollande et poursuivie depuis le début de la présidence d’Emmanuel Macron, n’a pas abouti au redressement espéré. Depuis 2017, 120 000 emplois industriels ont été créés (en solde net), une tendance inédite depuis plusieurs décennies. Mais cela ne saurait effacer ni les 160 000 emplois industriels détruits nets pour la seule année 2009, ni le million d’emplois industriels perdus entre 2000 et 2017. L’indice de production industrielle demeure dix points en dessous de son niveau d’avant la crise sanitaire, à peine égal à celui de 2015. Le solde commercial de la France, équilibré au début des années 2000, n’a cessé de se dégrader depuis lors, battant tous les records.

Solde commercial : ne pas laisser l’agriculture suivre le chemin de l’automobile.

Le déficit commercial, à la fois symptôme et carburant de la désindustrialisation, atteint 190 milliards (Mds) d’euros (Caf/Fab [2]) en 2022 ; il est de 124 Mds d’euros en 2023. Le solde commercial en matière de produits manufacturiers, à l’équilibre au début des années 2000, est hélas solidement ancré en territoire négatif ( 55 Mds d’euros en 2023). Le secteur automobile est sans doute l’exemple le plus dramatique de la perte rapide de la substance productive de la France. Au début des années 2000, le secteur automobile présentait un confortable excédent commercial d’environ 15 Mds euros, il affiche aujourd’hui un déficit d’environ 24 Mds d’euros. Le déficit commercial sur les véhicules 100 % électriques neufs a, quant à lui, triplé en trois ans, passant de 1,9 Mds d’euros en 2021 à 6,6 Mds d’euros en 2023, ce qui laisse perplexe non pas sur le principe d’interdire la vente de véhicules neufs à moteur thermique en 2035 au niveau européen, mais plutôt sur le rythme et la préparation de l’Europe à cette échéance.

Il ne serait pas trop prudent de prendre dès aujourd’hui toutes les dispositions nécessaires pour ne pas laisser l’agriculture et l’industrie agroalimentaire françaises suivre le même chemin [3]. Le devenir de ces domaines productifs suppose des pouvoirs publics une vigilance d’autant plus grande que leur vocation nourricière est essentielle, et même vitale. En 2023, ces secteurs présentaient un excédent commercial important (respectivement de 1,2 Mds d’euros et 5,5 Mds d’euros), dans la continuité des résultats observés sur les trois ou quatre dernières décennies. Toutefois, la spécialisation agricole et agroalimentaire française dans les céréales (excédent de presque 7 Mds d’euros en 2023) et les boissons (excédent de plus de 15 Mds d’euros), pourrait être analysée comme une forme d’hyper-dépendance à l’export.

Cette situation masque en fait un grand nombre de déficits sectoriels, quasi structurels pour certains, situés notamment dans la catégorie des fruits et légumes (7,4 Mds d’euros en 2023), ou des produits de la mer (5,1 Mds d’euros). Elle ne rend pas compte non plus des faiblesses françaises s’agissant des grands intrants de la production agricole, notamment sur le machinisme et les engrais, le secteur des semences demeurant un atout. L’impératif de transformation des systèmes productifs agricoles européens n’est guère contestable en vue de répondre aux défis du changement climatique (augmentation de la fréquence des événements météorologiques extrêmes, disponibilité de la ressource en eau, etc.). Mais si la transition « agroécologique » se fait à un rythme intenable et à marche forcée pour les agriculteurs (expliquant pour partie leur opposition au Green Deal), alors nous finirons par être spectateurs d’une surenchère d’importations qui fragilisera notre sécurité alimentaire.

Pour un engagement résolu des pouvoirs publics.

Pour relever nos productions (agriculture, industrie, énergie), le soutien et l’investissement publics seront décisifs. Au lendemain de la crise financière internationale, les États-Unis choisissent de mener une politique publique active de réarmement productif (récemment poursuivie avec l’adoption de l’Inflation Reduction Act), tandis que l’Europe s’enferme dans le carcan des politiques d’austérité et de la sacro-sainte concurrence. Tout compte fait, l’Europe a décroché, comme l’a relevé le rapport Draghi publié au mois de septembre 2024. Le PIB des États-Unis pèse plus du quart du PIB mondial, celui de l’Union européenne environ 17 %, alors que ces deux entités se partageaient une part similaire en 2010 (respectivement 22,5 et 25,5 % environ). Au sein de cette Europe à la traîne, la France est elle-même en situation de repli, puisque la part de son PIB au sein de la zone euro (entendue comme les 20 pays qui ont adopté à ce jour la monnaie unique) a décru depuis dix années, passant de 21 % en 2014 à 19,5 % en 2023, quand la part de l’Allemagne se maintenait à environ 29 %. La part de marché international de la France à l’export est tombée à 2,7 % en 2023 contre 5,2 % en 2000, loin derrière celle de l’Allemagne (plus de 7 %, pour un excédent commercial de près de 210 Mds d’euros en 2023) et de l’Italie (2,8 %, pour un excédent commercial de plus de 34 Mds d’euros en 2023).

Les marges de manœuvre budgétaires de la France n’ont jamais été aussi réduites.

Si la période à venir nécessite d’engager de fortes dépenses, les marges de manœuvre budgétaires dont dispose la France n’ont jamais été aussi réduites. Le déficit budgétaire de la France a grimpé à 5,5 % du PIB en 2023 (soit 154 Mds d’euros) et devrait même dépasser les 6 % en 2024, selon Bercy. Le dernier solde budgétaire équilibré date de 1974. La dette publique a dépassé les 3 100 Mds d’euros l’année dernière, en augmentation de 1 000 Mds d’euros en dix ans. Elle est la plus importante de la zone euro, pesant actuellement pour près du quart (24,4 % en 2023, contre 22,5 % pour l’Italie) de la dette publique totale de la zone, contre 21,7 % en 2014 (23,1 % pour l’Italie). Similaire de 1990 à la fin des années 2000, l’écart du ratio dette/PIB entre la France et l’Allemagne se creuse depuis le début des années 2010, atteignant actuellement près de 60 points. Cela induit quelques conséquences : faut-il rappeler que, à la fin du mois de septembre 2024, le taux d’intérêt de la France pour les obligations à cinq ans était supérieur à celui de la Grèce ? Pourtant, les investissements ne sont pas une option, ils sont un impératif pour affronter l’avenir et mener une bataille économique à haute intensité. Il serait utile d’obtenir de l’Europe, en tant que communauté de projets, une relance de l’investissement à hauteur de 800 Mds d’euros, comme l’a proposée Mario Draghi, mais les pays dits « frugaux » (Allemagne et Pays-Bas en tête) ne semblent pas enclins à un nouvel effort commun [4]. De même, l’inclusion dans le mandat de la Banque centrale européenne (BCE), aujourd’hui cantonné à la maîtrise de l’inflation, d’un objectif de prospérité serait pertinent, mais il suppose la modification des traités. Des outils existent sur le plan national : la France pourrait alors concrétiser le slogan répété depuis plus de 20 ans consistant à « drainer l’épargne vers l’industrie », en créant des livrets dédiés, ou en imaginant un grand emprunt national. « Risqué » diront certains, mais « qui veut risquer sa vie la sauvera » [5] !

Casser l’engrenage du double déficit, commercial et budgétaire.

La France est ainsi confrontée à la montée en puissance et à la persistance menaçante des « déficits jumeaux » [6] : la double érosion du solde budgétaire et du solde commercial. Considérant l’impact négatif à long terme de la rigueur budgétaire appliquée de manière dogmatique, c’est plutôt par le rééquilibrage du déficit commercial qu’il faut commencer pour casser cet engrenage. En effet, seule la préservation de la croissance, notamment par la restauration des gains de productivité, permettra, in fine, l’amélioration durable de la trajectoire de nos finances publiques. Néanmoins, l’Europe semble aujourd’hui accentuer son retard en matière technologique, la masse d’investissements annuels en R&D dans la Tech variant dans un rapport d’un à cinq par rapport aux États-Unis. Les prix élevés de l’énergie, alors que la France dispose d’une source de production compétitive avec le nucléaire, les procédures administratives lourdes et les réglementations parfois excessives (sans parler du tropisme français de la « surtransposition » normative) sont autant d’obstacles qui ne permettent pas à l’Europe, et à la France en particulier, de rivaliser avec le duopole conflictuel sino-américain. De plus, les récentes difficultés industrielles de l’Allemagne ont provoqué une nouvelle compression de sa demande interne qui risque, comme au début des années 2000 au moment du lancement des lois Hartz, de « planter » les économies intermédiaires que sont l’Italie ou la France.

Pour un nouveau mode d’intervention de l’État dans l’économie, combinant prospective et planification.

Le redressement économique de la France passera par l’édification et la mise en œuvre d’une nouvelle politique industrielle articulée autour de deux paquets de mesures. Il convient tout d’abord d’assurer un certain nombre de lignes « horizontales », correspondant aux conditions générales de la compétitivité et d’attractivité du site de production France. À ce titre, beaucoup a été fait depuis plus d’une décennie (loi Pacte, baisse des impôts de production, baisse de l’impôt sur les sociétés…). D’autres défis liés aux compétences et à la formation, aux financements, à la simplification administrative et normative, ou à l’accès au foncier devront être relevés. Sur ce dernier point, à l’horizon 2030, 93 % des intercommunalités estiment que leur parc d’activité sera saturé. À cet égard, le dispositif réglementaire du « Zéro artificialisation nette » (Zan) semble difficilement compatible avec les objectifs industriels affichés.
Toutefois, le constat dressé montre que le rétablissement productif a désormais besoin d’un second souffle, mobilisant de manière complémentaire une approche plus verticale : une politique planifiée de filières. Cela doit se traduire, par exemple, par l’identification des domaines, voire des produits les plus propices à un effort de localisation de la production en France, selon les critères suivants : l’existence d’une demande nationale et internationale pérenne et l’inventaire des atouts productifs qui permettraient d’engager un plan de reconquête. L’État a un rôle clé à jouer pour fédérer acteurs privés, forces sociales, élus et citoyens autour de projets productifs mobilisateurs, créateurs d’emplois, partout sur le territoire national. Ce nouveau mode d’action et d’intervention de l’État dans l’économie combine prospective et planification. La prospective car elle sert à explorer les futurs possibles, tout en prenant garde à ne pas tomber dans l’excès technique de l’hyper-scénarisation ; la planification car elle doit permettre de montrer le chemin, de signaler les étapes et les jalons intermédiaires à l’atteinte du ou des objectifs.

Seule une telle application permettra de restaurer nos comptes extérieurs, de garantir notre souveraineté, notre puissance et notre prospérité, et d’assumer nos responsabilités environnementales. La planification à la française, un peu plus qu’indicative, renouerait avec la définition formulée par le commissaire Pierre Massé : une « aventure calculée ». Ainsi pensée, elle serait capable d’embarquer la société, de casser l’atomisation et l’hyper-individualisme, et de susciter dans la société les convergences nécessaires [9] .

[1] Alain Minc, La mondialisation heureuse, Pocket, 1999.

[2] Les données Caf/Fab considèrent la seule valeur des marchandises au passage de la frontière française, à l’exportation, mais la valeur des importations comprend les coûts d’assurance et de transport (coût, assurance, fret).

[3] Voir « Quelle souveraineté alimentaire pour la France ? », par Baptiste Petitjean, dans Res Publica. 20 ans de réflexions pour l’avenir, sous la direction de Jean-Pierre Chevènement, Plon, 2024.

[4] Lors de la Covid, les États de l’UE ont souscrit conjointement une dette pour doter le programme dit de « Facilité pour la reprise et la résilience » de 650 Mds d’euros distribués sous forme de subventions et de prêts. Ce programme a pour objectif de favoriser la reprise économique des États membres en finançant des investissements écologiques et numériques cruciaux en échange de réformes ciblées.

[5] Titre des mémoires de Jean-Pierre Chevènement (emprunté à Saint-Matthieu), ouvrage paru en 2020 aux éditions Fayard.

[6] L’analyse des « twin deficits » correspondaient à la montée des déficits du budget et de la balance courante américaine (incluant donc les services).