Tribune de Didier Leschi, Directeur général de l’Office français de l’immigration et de l’intégration, parue dans Le Nouvel Obs, le 4 mai 2025.
La poussée migratoire que vit une Europe de plus en plus désirée par les perdants des dénivellements économiques et sociaux abyssaux générés par la mondialisation désarçonne. En particulier ceux de nos concitoyens qui ont le sentiment, qu’en permanence, il leur est fait injonction d’accueillir plus démunis qu’eux. Cela au moment même où l’État social, leur bien commun le plus précieux, est en difficulté. Dans ce contexte, les humanistes peuvent-il faire fi du social au risque de ne satisfaire finalement ni la morale, ni le social ? Voilà le dilemme. Est-ce que les propositions issues du conclave « de gauche » détaillées par le Nouvel Obs permettent d’y échapper ? Je ne le crois pas.
La première des propositions ? Que tout nouvel arrivant puisse bénéficier de cours de français. Mais c’est la situation actuelle : ceux qui ont un droit acquis au séjour ont accès jusqu’à 600 heures d’apprentissage du français. A partir de juillet, cette offre deviendra même illimitée. Cette première proposition résulte de la confusion qui parcourt toutes les autres : aborder comme un même ensemble des immigrations pourtant fort différentes, en droit comme en fait. Sans le dire explicitement, est souhaité que toute demande d’asile déposée vaille acceptation. Dès lors il est, par cohérence, nécessaire, au plus tôt, de « favoriser une intégration rapide et durable » de tout arrivant même de celui qui n’aura pas droit au séjour.
OQTF est un gros mot qu’au sein de ce conclave on n’a pas souhaité prononcer. Est plaidée la mise en place « d’une force européenne de sauvetage en mer ». Pourquoi pas d’une ligne de paquebots Transméditerranéens gratuits ? Elle sécuriserait encore mieux les passages tout en réduisant les bénéfices des passeurs. « L’audace » ne va pas si loin. Peut-être par conscience, même si bien enfouie, que cela engendrerait un énorme appel d’air ?
Au-delà de ceux déjà existant, lien familial, études, travail ou asile, il serait nécessaire d’« élargir les critères du séjour ». Quel est le critère manquant ? Le souhait de tous ceux qui veulent être régularisés ? La conséquence en serait d’élargir les frontières de la France et de l’Europe au monde entier.
Il faudrait, est-il affirmé, favoriser l’immigration de travail. Une vision utilitariste de la migration qui ne déplaira pas à nombre de secteurs patronaux, surtout ceux chiches en salaire. Pour finaliser cet objectif, il est suggéré de « dialoguer avec les pays d’origine ». Même ceux dirigés par des autocraties corrompues, qui se satisfont particulièrement de la fuite d’une jeunesse qui pourrait demander des comptes ou lutter pour un meilleur partage des richesses ?
Ce renforcement de l’immigration de travail ne se ferait-il pas au détriment de nombreux laissés pour compte, les quelques 7,3 millions de personnes inscrites à France Travail (dont 3,4 millions recensés comme chômeurs) notamment ? N’est-ce pas un moyen d’aspirer des compétences dont nous n’aurons pas assumé le coût des formations ? Certes, vive le conducteur de chantier, l’informaticien du Maghreb ou d’Afrique. Qu’importe qu’il manque à son pays. Vive le médecin venu d’Algérie pour palier l’erreur que fut ici le numérus clausus, alors que ce pays compte déjà trois fois moins de médecins par habitant qu’en France ?
N’est-ce pas un peu néo-colonial tout ça ? Est-ce à dire que l’avers de cette immigration qualifiée c’est le refus de ceux qui ne le sont pas ? Rien n’est dit. Alors que le chômage frappe ceux qui sont pas ou peu formés, qu’au sein des immigrations la pauvreté et le chômage ne cessent de se développer, que le logement social est le lieu de la ghettoïsation, peut-on être de gauche et avoir conscience que l’ajout de migrations sans contrôle peut déconstruire les sociabilités, favoriser les replis communautaires ou des enfermements religieux ? Que tous ces phénomènes déjà présents empêchent les convergences dans des causes communes permettant de faire peuple ensemble ? Pour ce conclave, manifestement non. La frontière, comme porte, est absente de la réflexion.
Face aux désordres du monde, cette porte n’aurait-t-elle pas aussi un rôle de protection des acquis sociaux contre la volonté des Gafam d’« uberiser » le salariat ? La circulation sans règle des forces de travail et des marchandises est-il devenu un horizon de gauche comme il l’est pour les libéraux depuis le XIXème siècle ?
En ne voulant prendre en charge que la souffrance, ces premières propositions perdent en crédibilité. Espérons que les prochaines aident mieux la gauche à affronter l’époque. Camarades, encore un effort.
Source : Le Nouvel Obs.