Le monde change, l’Europe aussi

par Jean Rani

La construction de l’Europe n’est pas un long fleuve tranquille ; elle obéit à des lois autrement plus complexes que celles que l’idéologie et le bon vouloir des responsables politiques prétendent imposer.

Ces vingt dernières années, l’Europe connait des crises d’une profondeur inouïe, qui en configurent le visage souvent loin des schémas préétablis. Le référendum français de 2005 vaut déjà avertissement : il faut tenir compte des aspirations des nations et des citoyens. La crise financière mondiale de 2008 vient ensuite rappeler que l’Europe ne se construit pas dans un bocal : elle participe aussi d’une globalisation sans règles, qui la conditionne étroitement. En Europe, cette crise met à nu les contradictions de la politique du Pacte de stabilité instaurée par consensus entre la droite conservatrice et la gauche social-libérale. Tout le système se fissure à cette date. Mais au lieu de réagir en adoptant une grande politique de relance, le consensus dominant, arrimé à l’Allemagne, reconduit et impose une stratégie d’austérité qui coûte à l’Europe des millions de chômeurs en plus. Cette politique engendre presque partout la montée des populismes et de la xénophobie. Tout cela parce que les responsables européens continuent à s’accrocher aux critères de Maastricht (déficit en dessous de 3%, dette publique en dessous de 60%, inflation en dessous de 1,5%, et des taux d’intérêt à long terme qui ne doivent pas être supérieurs de plus de 2 points à ceux pratiqués dans les trois pays ayant l’inflation la plus faible) – critères que, par ailleurs, aucun pays ne respecte dans leur totalité. Mais le fondamentalisme économique est aussi de nature religieuse : il ne connaît ni la réflexion ni l’autocritique et avance imperturbablement, fût-ce droit vers le précipice…


L’arrivée de la gauche au pouvoir en France en 2012 n’a évidemment rien changé : François Hollande promet de négocier avec l’Allemagne de Angela Merkel et ses alliés du Nord une véritable politique de croissance ; on a droit, et seulement du bout des lèvres, à l’ajout du mot « croissance » au Pacte de stabilité reconduit tel quel ! C’est en réalité l’italien Mario Draghi, banquier devant l’éternel, directeur de la Banque centrale européenne, qui, dès 2015, sauve les économies en déroute du sud européen en même temps que l’euro en inaugurant enfin une version plus réaliste de la politique monétaire grâce à l’activation de la planche à billets (politique dite de Quantitative easing (QE) de rachat d’obligations (2 600 milliards d’euros à l’époque.) Et dès 2018, le président Macron s’empresse à son tour de réclamer un assouplissement structurel de la politique bruxelloise en matière budgétaire.


Mais la réalité, souvent, va plus vite que l’évolution des consciences.

La pandémie du Covid qui se déclare fin 2019 bouleverse tous les schémas établis ; elle pétrifie les économies européennes et menace jusqu’à l’existence même de l’Europe comme projet commun. Ce que ni les oppositions politiques ni les idéologies antilibérales n’avaient réussi à imposer, c’est-à-dire inverser le cours exclusivement libéral de l’Europe, la réalité, aidée par un invisible virus, y parvient. En l’espace de quelques semaines, on voit sauter toutes les règles du consensus monétariste : envol des déficits partout, gonflement de la dette, inflation, etc. Une nouvelle période s’ouvre. « C’est la puissance des faits », Jean-Pierre Chevènement dixit, qui décide désormais de l’histoire nouvelle. Avec la suspension des critères de Maastricht qui en résulte immédiatement, la politique monétaire accommodante de la Banque centrale européenne, qui insuffle jusqu’à 4 800 milliards d’euros dans les veines de l’Europe malade, (le tiers du PIB annuel de la zone euro), c’est une orientation totalement opposée aux canons fondamentalistes qui s’impose. La dette s’envole ? Le nouvel état d’esprit répond, en écho aux vœux du président Macron : plan d’investissements nécessaire pour la transition écologique, la transition climatique, la transition numérique pour l’Europe et en particulier pour notre pays ; faire de l’Etat et des souverainetés nationales, escaliers d’une souveraineté européenne encadrée dans des secteurs précis, la solution des blocages de l’Europe. « L’Etat était un problème », note encore Chevènement, « il devient la solution ». Et l’on pourrait multiplier les exemples de cette grande mutation intellectuelle et politique qui surgit en Europe. Elle rencontre bien entendu de nombreux adversaires et la partie n’est pas gagnée. Raison de plus pour s’engager.


Il ne s’agit pas d’adopter un laxisme qui favoriserait l’endettement européen et sacrifierait ainsi les efforts de générations entières, il s’agit d’être plus en phase avec la réalité et d’accompagner la rigueur par une flexibilité correspondant aux différentes conditions de développement des nations européennes. Il s’agit de lancer de grands projets de développement communs, dans des domaines que l’Europe a délaissés depuis la mise en place de l’Acte unique, au milieu des années 1980. Il s’agit, pour les nations, comme l’a récemment proposé pour notre pays le président Macron, de reconquérir la souveraineté alimentaire, industrielle, technologique et énergétique. Cela s’appelle construire une Europe « stratège », qui pense et prévoit son avenir au lieu de le subir.


Cette réorientation, commandée par la réalité, ne s’est évidemment pas faite sans heurts au niveau européen ! Ce fût même, c’est encore, une bataille entre les nations qui composent l’ensemble : pays du Nord opposés aux pays du Sud parce que, depuis vingt ans, au lieu de la convergence mécanique prévue par l’économisme triomphant, on constate plutôt des divergences de fondamentaux criantes entre eux ; pays de l’Est attachés à leurs intérêts très particuliers, parce qu’ils participent d’une histoire différente ; axe franco-allemand, parfois divisé, mais qui aiguille l’ensemble dans des conditions difficiles, etc. Et pourtant, après des débats sérieux, durs, l’Europe adopte, sous la pression de la France et des pays du sud européen, ce vaste plan de mutualisation de la BCE de 4800 milliards de titres publics, assurant ainsi, outre 390 milliards d’euros pour le financement du plan de transition dit « Green Deal », la survie du système de l’euro et préservant la croissance européenne face à la pandémie. Un véritable début de planification européenne… Bien-sûr, le retour de l’inflation, la remontée des taux d’intérêt, ses conséquences sur la dette, vont nous opposer de redoutables obstacles. La pression de plusieurs Etats membres pour un retour à l’austérité sera forte. Nous sommes les mieux placés pour les affronter.


Le vent de l’histoire le démontre chaque jour, une Europe des interdépendances librement consenties se construit.

« Librement » : c’est-à-dire pas au mépris des nations. C’est la réalité, ce sont les faits historiques qui tranchent, et non des schémas préconçus arbitrairement. Cela se mesure plus profondément encore, aujourd’hui, face à la guerre russo-ukrainienne. Là aussi, l’avenir de l’Europe est en jeu ; contre l’invasion russe, les intérêts des nations européennes se concilient progressivement. Il y a bien sûr des tropismes différents. Mais l’orientation centrale, décidée par l’UE, est partagée, qui prend des mesures de rétorsions extrêmement sévères contre la Russie de Vladimir Poutine, mais qui maintient aussi, sous l’impulsion du président Emmanuel Macron et du chancelier allemand Olaf Scholz, ouverte la voie du dialogue avec la Russie.


Au-delà de cette guerre, la géopolitique de XXIème siècle s’inscrit déjà dans une compétition-affrontement de longue durée entre les deux grands blocs structurant l’histoire contemporaine : la Chine et les Etats-Unis. L’Europe doit trouver sa place dans cet entre-deux pour en devenir un pivot et non une victime. Elle a besoin d’avancer vers une défense commune qui doit assurer, dans la fidélité de ses alliances, son autonomie stratégique. Les défis européens sont multiples, nombreux et souvent inattendus. L’Europe change parce que le monde change. S’adapter à ces changements, ce n’est en rien renier le passé, c’est poursuivre le même combat dans des conditions nouvelles.