Energie : situation et perspectives

Par Sylvain Hercberg

Les finalités d’une politique de l’énergie sont claires et bien établies depuis plusieurs décennies, bien avant même les chocs pétroliers des années 70 du siècle dernier et la prise de conscience du changement climatique :

  • la sécurité d’approvisionnement,
  • le bas coût des énergies finales pour la compétitivité de l’économie et le bien-être de la population,
  • la maîtrise du changement climatique.

La guerre entre la Russie et l’Ukraine a révélé les dépendances de l’Union européenne pour ce qui concerne les énergies primaires, et, au sein de l’Union européenne, les effets de l’organisation des marchés, en premier lieu celui de l’électricité.

De ce fait, la souveraineté énergétique de l’UE et des Etats membres qui était déjà un enjeu majeur avant le 24 février 2022 devient un véritable défi qui conduit à plusieurs questions : comment assurer la sécurité d’approvisionnement à court terme ? Est-elle possible sans recours massif au charbon ? Quel contenu donner à la sobriété énergétique sans remettre en cause bien-être des populations et compétitivité de l’industrie ? Comment gérer les dépendances et les interdépendances dans l’avenir sachant les dépendances pour le gaz dans un monde où l’OPEP+ accroît sa maîtrise et sans qu’il soit possible de préciser ce que sera le rôle futur de la Russie, et sachant les dépendances pour les matières premières ?

Perspectives et dépendances avant le début de la guerre Russie-Ukraine

Pour ce qui concerne le climat, la COP26 a acté la sortie du charbon, l’accélération de la mise en place des mesures d’adaptation, et la maîtrise des effets négatifs du méthane. Mais force est de constater que les décisions ne suivent pas et que les engagements de la conférence de Paris de 2015 ne sont pas mis en œuvre.

L’Agence Internationale de l’Energie a mis en évidence en 2021 [1] que le pic de la demande de pétrole serait atteint avant 2035 et celui de la demande de gaz avant 2045, celui de la demande de charbon a été atteint en 2013 ; de plus, la Chine a pour objectif à court terme de réduire à 50% la production d’électricité par des centrales charbon. Dans le même temps, il convient de noter une baisse des investissements dans les hydrocarbures (-30% en 2020, du fait de la pandémie et des incertitudes). Elle considérait toutefois que la demande devrait revenir en 2023 au niveau de 2019 du fait de la relance ; quant au pétrole, la demande se maintient en 2021, sachant que l’OPEP contrôle de nouveau le marché ; et la demande de gaz augmenterait significativement dans les prochaines décennies avec un doublement en Chine d’ici 2040.

Mais c’est l’électricité qui devient l’énergie majeure : la demande mondiale d’électricité augmenterait de 80% de 2020 à 2050, ce qui conduit à plus que doubler les capacités de production. Et le mix le plus probable de production d’électricité en 2050 serait composé ainsi : 2/3 renouvelables, 20% fossiles, 11% nucléaire ; d’où le défi de la gestion des intermittences par une production pilotable.

L’Union européenne

Ses objectifs régulièrement rappelés sont le fonctionnement du marché de l’énergie, la sécurité d’approvisionnement, le développement massif des ENR [2] dont l’intermittence doit être gérée par le stockage, la production d’hydrogène qui devient un nouveau vecteur énergétique, et le développement du réseau électrique. Rappelons le Pacte vert (40% d’énergie propre en 2030) ainsi que les travaux sur la taxonomie qui doit dire quelles sont les énergies reconnues comme propres et permettant d’offrir de ce fait les meilleurs conditions aux investisseurs, notamment en termes de coût du capital qui serait réduit par une visibilité à long terme sur les orientations de politique énergétique et les choix technologiques associés ; à ce jour, le nucléaire a finalement été admis, ainsi que le gaz, comme « énergie de transition », mais le débat doit encore être mené au Parlement européen sans qu’il soit possible d’en prédire aujourd’hui l’aboutissement sachant l’intensification des pressions hostiles au nucléaire dans plusieurs Etats membres, en premier lieu l’Allemagne.

Par ailleurs, l’UE a décidé la sortie du charbon (la consommation de charbon pour la production d’électricité doit être divisée par 2 de 2011 à 2020) : les centrales électriques au charbon sont fermées en Autriche, en Suède, en Belgique ; leur fermeture avant 2025 était programmée au Portugal, en France, en Grèce, en Italie, en Irlande ; et leur fermeture en Allemagne en 2030 a été inscrite dans l’accord de la coalition au pouvoir.

Une vision succincte des dépendances de l’Union européenne dans le monde d’avant le 24 février s’établit ainsi [3] :

  • 60% pour l’UE en tant que telle
  • Supérieure à 60% pour 15 Etats membres, 30% pour la Roumanie et la Suède, inférieure à 50% pour la France et la Pologne, 75% pour l’Espagne, la Grèce, le Portugal, l’Italie, la Belgique, supérieure à 90% pour les Etats baltes et Chypre
  • 70% pour le pétrole avec des importations en provenance de Russie (25%), de Norvège (9%), du Kazakhstan (9%), des Etats-Unis (8%)
  • 19% pour le gaz avec des importations de Russie (47%), de Norvège (21%), d’Algérie (11%), des Etats-Unis (6%), du Qatar (4%)
  • Pour le charbon, les ressources sont massives en Allemagne et en Pologne, et l’Australie est un fournisseur important de l’UE
  • Les importations de cuivre proviennent à 78% du Chili, et des ressources existent en Estonie
  • Pour les matériaux nécessaires à la transition énergétique et environnementale (aimants pour éoliennes, semiconducteurs pour le solaire photovoltaïque, catalyseurs pour électrolyseurs et piles à combustible) : les terres rares proviennent de Chine à 99%, le cobalt de RDC où il est exploité par des compagnies chinoises, le lithium du Pérou et d’Australie, le graphite de Chine à 47%, le germanium de Russie à 51%, le magnésium de Chine à 93%, etc.

Enfin, il convient de considérer la volatilité des prix liée à la relance post-Covid qui s’est concrétisée par une hausse massive du prix de l’énergie (24% en 2021), contribuant à hauteur de 55% à l’inflation. A cela, plusieurs explications : la hausse rapide de la demande en Chine et dans le reste de l’Asie, la pression russe sur le gaz et le pétrole, l’indexation du prix de l’électricité sur le prix du gaz du fait des règles de marché (effet du coût marginal de court terme du MWh produit avec du gaz en cas d’arrêt ou de réduction de la production intermittente). A noter que les Etats-Unis sont à l’abri grâce à leurs ressources nationales en fossiles, bien que les investissements récents ont été trop faibles.

Ainsi pouvait-on, à partir de ce qui précède, identifier quelques défis pour l’UE :

  • L’accès aux ressources physiques
  • Les tensions géopolitiques avec le reste du monde sachant la croissance rapide des besoins des pays émergents (Chine, Inde, …) et leur anticipation par la prise de position dans les pays dotés de ressources et par l’exploitation des ressources nationales
  • Les tensions géopolitiques internes, principalement liées à l’attitude de l’Allemagne et à la conclusion du débat sur la taxonomie
  • L’impact sur l’économie de la volatilité des prix de l’électricité et du gaz

Ce que la guerre Russie-Ukraine révèle

La prise de conscience de la nécessité d’assurer la souveraineté énergétique semble désormais largement faite dans le monde : dépendance de l’UE, manque d’essence en Afrique sub-saharienne du fait du manque de raffineries alors que les ressources primaires sont abondantes, lien étroit entre les ressources en pétrole et en gaz et l’agriculture, etc.

La fragilité de l’Union européenne est maintenant évidente et tout se passe comme si l’on avait oublié jusqu’en février 2022 que l’énergie est un objet politique et géopolitique, et que les équipements de production des énergies primaires et ceux nécessaires pour transformer ces dernières en énergies finales utilisables par les consommateurs nécessitent des investissements massifs qui ne sont amortis que sur la longue durée. L’Allemagne important massivement le gaz naturel de Russie par des gazoducs a, en conséquence, décidé de construire au moins 3 terminaux méthaniers pour pouvoir importer du gaz naturel liquéfié, sans doute en grande partie des Etats-Unis ; le premier est en construction pour environ 1 milliard d’euros.

Le prix de l’électricité et, plus largement, celui de l’énergie sont formés à partir d’une vision fondée sur le marché à court terme, les tarifs ont disparu et c’est le prix spot du gaz qui est devenu le prix directeur de l’électricité ; et cela dans un contexte de diminution des capacités pilotables nécessaires à la sécurité d’approvisionnement sachant que les ENR sont intermittentes ; de plus, les incitations à investir manquent faute de garantie de prix sur la longue durée indispensable pour donner la visibilité nécessaire aux investisseurs pour des équipements coûteux qui ne sont rentabilisés que sur le temps long. Le débat est donc ouvert sur la possibilité de conclure des contrats de long terme, ainsi que sur le bon niveau d’équipement à atteindre pour assurer la production d’électricité dont la demande va probablement doubler d’ici 2050. Et l’on ne peut passer sous silence que la majorité des commercialisateurs d’électricité n’ont pas été incités à investir en moyens de production, notamment en France.

On en conclut que le marché à court terme n’est pas ce qui convient pour l’électricité. On en conclut également qu’il est nécessaire de mettre en place le bon mix de production d’électricité conforme au Pacte vert, ce qui conduit à ne pas se reposer sur des centrales à gaz ou, pire, au charbon, pour assurer la sécurité d’approvisionnement. La solution qui semble se dessiner est un mix nucléaire-ENR ; encore faut-il qu’elle soit acceptée, ce qui renvoie au débat sur la taxonomie. Et, pour la période transitoire, encore faudrait-il développer la capture et la séquestration du gaz carbonique, sachant que la production d’un kWh par une centrale à gaz émet 50 à 70 fois plus de gaz carbonique que la production de ce kWh par une centrale nucléaire ou une éolienne.

Se pose enfin la question de la souveraineté pour disposer des matériaux nécessaires pour les ENR ou l’hydrogène : l’Union européenne n’en est pas démunie mais s’est placée comme on l’a vu plus haut dans une dépendance très importante faute de maintenir, pour des raisons principalement de coût des mesures environnementales et sanitaires, ses mines en exploitation ; cela est particulièrement vrai pour la France.

En réponse à cette situation, l’Union européenne a adopté le programme REPowerEU ; il vise à réduire rapidement la dépendance vis-à-vis de la Russie en accélérant la transition énergétique et en construisant un système énergétique plus résilient, moins dépendant des énergies fossiles. Ce programme est caractérisé par un effort important sur les économies d’énergie et sur l’efficacité qui doit augmenter de 13% par rapport à l’objectif précédent, par la diversification des sources d’énergies primaires, par le développement massif des ENR (biométhane, solaire photovoltaïque, éolien maritime) qui devraient atteindre 45% en 2030, par l’électrification massive de l’industrie et le développement des réseaux électriques, par la baisse de 30% des besoins en gaz d’ici 2030. L’hydrogène doit devenir un vecteur énergétique significatif ; il s’agit en priorité d’hydrogène vert, donc produit en Europe à partir d’ENR et importé du Golfe ou d’Afrique du Nord. Ce programme donne également pour objectif la protection des consommateurs et de l’économie par la possibilité de prix régulés, par l’élaboration de mesures pour taxer les profits des compagnies liés aux effets d’aubaine, et il envisage la possibilité de mettre en place de nouvelles aides d’Etat temporaires pour les entreprises confrontées à des prix élevés de l’énergie. Forte de ces orientations, la Commission invite les Etats membres à décider de nouvelles actions pour diversifier les sources d’énergies primaires, et à se grouper, sur la base du volontariat, en une coordination voire un collectif pour acheter le gaz naturel en commun à un prix reflétant le pouvoir de marché de l’acheteur.

Il n’en demeure pas moins que plusieurs sujets ne sont pas abordés de façon approfondie, notamment, le financement des investissements à réaliser, la réforme de l’organisation du marché de l’électricité, la place du nucléaire ; sur ce dernier sujet, peu de mentions dans REPowerEU.

Pour ce qui concerne le nucléaire, il convient de rappeler qu’il produit aujourd’hui un peu plus du quart de l’électricité consommée dans l’Union européenne : 126 réacteurs fonctionnent, en France pour presque la moitié, en Slovaquie, en Hongrie, en Bulgarie, en Belgique qui a repoussé la fermeture d’une partie de ses installations, en Suède, en Roumanie, en République tchèque ; et la Pologne envisage de construire plusieurs réacteurs. Et l’on sait que l’Allemagne a confirmé l’arrêt des 3 réacteurs encore en fonctionnement quitte à continuer d’avoir recours à des centrales à charbon.

Agir pour la souveraineté

Dans le monde complexe et traversé de tensions croissantes dans lequel nous sommes entrés, plusieurs aspects doivent être traités.

La géopolitique de l’énergie

L’objectif est de sécuriser les approvisionnements après analyse des besoins et des vulnérabilités, en exploitant de nouveau massivement les ressources continentales et en concluant des accords gagnants avec les pays détenteurs de ressources non substituables.

Cela conduit à s’interroger sur les possibles nouvelles dépendances : vis-à-vis des Etats-Unis pour ce qui concerne le gaz naturel liquéfié dont une part importante est non conventionnelle (le « gaz de schiste »), alors que plusieurs Etats membres dont la France en possèdent des gisements dont l’exploitation est interdite ; vis-à-vis du Golfe au moment où les Etats-Unis réactivent leur relation avec l’Arabie saoudite qui a accepté que l’OPEP+ augmente sa production tout en préservant sa relation avec la Russie ; vis-à-vis de la Chine qui produit la majeure partie des minéraux nécessaires aux ENR et au batteries électriques.

Cela conduit également à penser à des accords commerciaux. Peut-on envisager de nouvelles sources ? Les importations de gaz et de pétrole sont vécues comme un risque d’autant plus important que les ressources sont détenues par un nombre limité de pays. La dépendance est d’autant plus forte que l’UE ne parle pas d’une seule voix et que certains de ses membres ont une approche qui peut surprendre quant à la cohérence de leurs choix de politique énergétique. Et cette dépendance devient encore plus forte si l’on s’interdit de conclure des contrats de longue durée. Pourtant, les investissements massifs nécessaires pour mettre en valeur les réserves d’hydrocarbures devraient conduire logiquement à privilégier le long terme. Les acteurs industriels et les pays disposant de ressources gazières considèrent que ce type de contrat est préférable pour optimiser les investissements, constituer des réserves, et pouvoir agir avec l’anticipation nécessaire. Et les Etats ne sont pas loin de penser de même, afin de créer un climat plus propice à la négociation, voire pour enrichir le champ même de cette négociation afin de répondre aux attentes des pays producteurs de gaz en financements et en technologies. Le moment est donc venu de mettre en œuvre un triptyque : maintenir la diversification géographique, donner de la visibilité à long terme, et constituer des stocks stratégiques pour limiter les à-coups aléatoires. L’achat groupé auquel invite la Commission européenne va dans ce sens en donnant un pouvoir de négociation accru ; encore faut-il conclure sur l’intérêt de contrats à long terme.

A titre d’illustration [4], pour ce qui concerne le gaz naturel, l’Union européenne importe environ 480 Bcm [5] par an dont 35% de Russie en 2020 ; et le reste principalement de Norvège, d’Algérie, des Etats-Unis et du Qatar. D’autres sources géographiques sont possibles : le Nigeria à condition que le projet de gazoduc vers le Maroc soit réalisé, projet qui date de plusieurs dizaines d’années ; le GNL en provenance des Etats-Unis (il représente environ la moitié des importations européennes au début de l’année 2022) et d’Australie à condition de disposer des capacités de liquéfaction qui sont aujourd’hui de 130 Bcm aux Etats-Unis dont la moitié en fonctionnement ; encore faut-il tenir compte du coût du transport et de la concurrence que se livrent les acheteurs avec pour conséquence la hausse du prix du gaz pour les consommateurs.

On peut également penser aux gisements de gaz naturel sous l’est de la Méditerranée, Tamar, Léviathan, Aphrodite et Zohr : une partie de ces gisements est exploitée mais une partie de l’exploitation est bloquée par la dispute sur les limites maritimes entre notamment Chypre, la Turquie, le Liban et la Grèce ; encore faudra-t-il tenir compte des difficultés pour construire un gazoduc vers l’Europe du Sud dues à la profondeur de la Méditerranée, à moins d’envisager la liquéfaction du gaz extrait, ce qui nécessite sans aucun doute des garanties durables sur la sécurité dans la région.

On peut enfin penser au Maghreb pour la production d’hydrogène tout en se rappelant l’échec du projet Desertec initialisé par l’Allemagne qui envisageait il y a une douzaine d’années une production solaire massive dans les déserts sans tenir compte des besoins des pays du Maghreb.

Pour ce qui concerne la transition énergétique, de nombreuses ressources sont à développer [6] (cuivre, lithium, cobalt, …) en tenant compte des volumes connus et des impacts environnementaux. Les batteries sont nécessaires pour la mobilité et pour accompagner le développement du solaire photovoltaïque. Le volume des besoins va croître considérablement d’ici 2050 et les réserves sont limitées, par exemple pour le cobalt dont la Chine détient le monopole de raffinage ; peut-on alors limiter les besoins et peut-on développer de nouvelles générations de batteries ?

Et l’on doit penser à développer les ressources des Etats membres, en s’appuyant sur les technologies maîtrisées et sur la R&D. Il faut certes envisager de construire rapidement le passage de la dépendance à l’interdépendance dès lors que des partenariats de longue durée sont possibles. Il faut également se mettre dans une position où l’indépendance est possible au moins pour une partie significative de la production d’énergie finale : on en revient ainsi à construire le mix électrique le plus favorable qui doit faire la place qui convient au nucléaire, s’appuyant sur la maîtrise complète de la chaîne industrielle et sachant la faible part du coût du combustible dans le coût complet du MWh, moins de 15%.

Les perspectives technologiques

L’histoire des industries de l’énergie est marquée aussi bien par des périodes de stabilité que par des moments de changements rapides succédant à une période caractérisée par la prééminence et l’usage massif d’une ressource. La maturité à la fois économique et technique explique en grande partie les périodes de stabilité pendant lesquelles, néanmoins, les progrès incrémentaux sont largement diffusés. Les changements rapides et parfois brutaux peuvent être liés aussi bien à des percées technologiques qu’à un changement de contexte conduisant à des réorientations politiques ; et il convient de ne pas sous-estimer la dialectique entre évolutions et percées technologiques d’une part et, d’autre part, les décisions politiques, dialectique susceptible de conduire à la mise en œuvre de politiques publiques volontaires.

Aujourd’hui, et pour les prochaines décennies, plusieurs tendances lourdes caractérisent le contexte : les politiques climatiques induisent des évolutions et des ruptures majeures, la sécurité d’approvisionnement est devenue une priorité, l’urbanisation rapide conduit au quasi-doublement de la population urbaine d’ici 2050 : de 50% de 7 milliards en 2010 à 70 ou 75% de plus de 9 milliards dans 35 ans.

Ces tendances et les enseignements des évolutions récentes conduisent, pour ce qui concerne l’électricité, vecteur énergétique majeur pour les prochaines décennies, à examiner plusieurs domaines :

  • Pour les technologies de production décentralisée : solaire photovoltaïque (les limites de rendement du silicium étant atteintes dans le courant de la prochaine décennie, l’arrivée à maturité de cellules avec d’autres matériaux sera-telle possible ?) ; batteries pour le stockage d’électricité (remplacement du lithium, liquides organiques comme électrolytes, nanotubes de carbone) ; éoliennes terrestre et maritimes
  • Pour la production centralisée : développement du captage et de la séquestration du carbone pour les centrales thermiques charbon et gaz, nucléaire de 3ème et de 4ème génération, SMR, électrolyse
  • Pour les technologies de consommation : diminution des consommations spécifiques pour les produits blancs et bruns pour les usages domestiques et tertiaires ; innovation pour les équipements industriels (usages thermiques, pompe à chaleur adaptée, récupération d’énergie, traitement de surface, effets de la robotisation), câbles et équipements électriques pour le courant continu
  • Les effets système : bâtiment à faible consommation (pompe à chaleur, matériaux de construction et d’isolation, gestion intégrée production-stockage-consommation d’énergie) ; technologies de construction ; mobilité : véhicule électrique et ses organes, en priorité les batteries, véhicule hydrogène (pile à combustible embarquée, réservoir), autonomisation des véhicules avec la généralisation de la 5G ; planification urbaine
  • Technologies transverses : à l’image des circuits intégrés aujourd’hui, d’autres composants clé deviennent des commodités, avec ce que cela génère en termes de baisse des coûts par la production de masse et de risque de dépendance par la concentration de la production : nouveaux matériaux et nouveaux designs pour le solaire photovoltaïque, catalyseurs pour remplacer le platine par des catalyseurs moins chers, …

De cette succincte énumération doivent être déduits des programmes de R&D dont certains sont déjà largement engagés. Pour l’électricité, les priorités sont de répondre à l’augmentation rapide de la demande tout en décarbonant massivement la production et en assurant la sécurité d’approvisionnement. Il est donc logique que soit mis en place un mix nucléaire-ENR. La production nucléaire est locale et la filière européenne est puissante grâce à la France : plus de 1 million d’emplois dont 15000 chercheurs, la maîtrise de toute la chaîne industrielle de l’extraction de l’uranium à la fin de cycle en passant par la construction et l’exploitation des centrales, des autorités de sûreté reconnues pour leur exigence et leurs compétences. La production nucléaire présente l’avantage de coûts stables et peu dépendants du prix du combustible. L’enjeu de la neutralité carbone de l’Union européenne en 2050 conduit logiquement à faire une place significative au nucléaire, du même ordre de grandeur qu’aujourd’hui, avec des réacteurs de grande taille comme l’EPR dont il faut réduire le coût de construction par effet de série et des réacteurs de plus petite puissance comme les SMR, sans oublier le maintien en exploitation aussi longtemps que possible des réacteurs existants, sous réserve du respect des règles de sûreté. Pour le plus long terme, il convient d’accélérer la recherche sur les réacteurs de 4ème génération permettant d’utiliser l’uranium naturel et de recycler le plutonium et une partie des actinides mineurs ; la France bénéficie d’une expérience dans la filière à neutrons rapides, elle doit poursuivre les actions pour faire arriver à maturité cette technologie.

De nouvelles « règles du jeu »

De nouvelles règles du jeu sont nécessaires, à commencer par tenir compte du temps long pour faire les bons choix technologiques et économiques. Pour l’électricité, cela conduit à considérer le coût marginal de développement et non le coût marginal de court terme, contrairement aux règles en vigueur dans le marché européen et cela conduit à découpler le prix de l’électricité de celui du gaz.

Il convient également de conduire les réformes nécessaires dans l’Union européenne, notamment en fixant des objectifs pour les énergies pilotables décarbonées, en rouvrant le débat sur la possibilité d’exploiter les ressources de gaz non conventionnel ; bref en mettant en place une politique énergétique compatible avec les objectifs affichés.

Pour ce qui concerne le sujet clé du financement, il faut donner la visibilité suffisante aux investisseurs pour favoriser les investissements rentables sur la longue durée notamment avec un taux d’actualisation unique pour tous les équipements de production d’électricité. Et il convient de mettre en place les outils nécessaires, par exemple le contrat pour différence dont une première utilisation est faite au Royaume-Uni pour la construction de deux EPR à Hinkley Point, ou la base actif régulée qui revient à faire financer la construction de nouveaux équipements par les consommateurs. De plus, une partie du financement des futures centrales nucléaires pourrait bénéficier de la contribution de la BEI. Ces outils nécessitent une garantie par l’Etat.

Cela nous conduit à remettre en avant le rôle central de l’Etat : il doit être garant de la sécurité, il doit porter une vision à long terme conduisant à une planification fondée sur les réalités ; il doit obtenir la réorganisation du marché de l’électricité ; il doit s’organiser pour être efficace et réaliste ; il doit renouveler la relation et la gestion des interdépendances avec les pays sources de ressources primaires et de minerais non substituables.

Focus sur la France

RTE, dans Futurs énergétiques 2050, reprend à son compte, comme il se doit, les orientations majeures de politique énergétique : souveraineté, efficacité, production d’électricité bas carbone. Trois scénarios principaux sont présentés : scénario de référence reposant largement sur l’efficacité avec une consommation de 645 TWh en 2050, scénario sobriété avec une consommation de 555 TWh en 2050, scénario réindustrialisation avec une consommation de 752 TWh en 2050 ; rappelons que la consommation a été de 460 TWh en 2020. Ces perspectives sont considérées comme possiblement faibles par certains experts, notamment si la réindustrialisation de la France est couronnée de succès. Les investissements nécessaires sont de l’ordre de 20 à 25 milliards d’euros par an pendant 40 ans, un doublement par rapport à aujourd’hui.

Pour satisfaire cette demande, RTE envisage une production principalement nucléaire et ENR ou une production 100% ENR. Dans le cas d’une production 100% ENR, il attire l’attention sur la nécessité d’un développement rapide et sur le nécessaire équipement en capture et séquestration du gaz carbonique des centrales thermiques fossiles indispensables pour la sécurité d’approvisionnement, ainsi que sur les besoins en stockage d’électricité ; ce qui conduit, comme cela a été présenté plus haut, à de nouvelles dépendances.

Dans le cas d’une production nucléaire et ENR, qui permet de ne plus recourir aux énergies primaires fossiles, il considère que doivent être mises en place des conditions de financement favorisant des investissements rentabilisés sur le long terme ; ce qui conduit à mettre en place les politiques publiques nécessaires, et l’Etat à jouer son rôle central comme décrit ci-dessus. Les récentes annonces, pendant la campagne pour l’élection présidentielle, vont dans ce sens avec l’annonce de 6 à 14 réacteurs EPR à engager rapidement, et la perspective d’un parc nucléaire produisant 50% du mix électrique en 2050, année où l’électricité devrait représenter 55% de l’énergie finale.

Encore faut-il que ces orientations soient confirmées au terme des prochains débats sur l’énergie et que le gouvernement qui sera en place après les élections législatives prennent les décisions qui s’imposent en matière de politiques publiques, de règles de financement, et qu’il poursuive les pressions nécessaires à la réorganisation du marché européen de l’électricité.

La France a un rôle important à jouer, dans son intérêt comme dans celui de ses partenaires européens ; le moment est propice, le moment est venu.

[1] IEA : World Energy Outlook 2021

[2] Energies nouvelles renouvelables

[3] Données pour 2019

[4] Ecole des Mines de Paris, Chair-The Economics of Gas, 1 June 2022

[5] Bcm : milliards de m3

[6] RTE : Futurs énergétiques 2050 Principaux résultats (octobre 2021)