Tribune de Gérard Teulière, Maître de Conférences honoraire, ancien diplomate culturel, pour Entreprendre
En 2013, l’Office Parlementaire d´Évaluation des Choix Scientifiques et Technologiques se penchait sur les risques de dépendance vis-à-vis des systèmes numériques et tentait de décrire « les effets de fragilisation associés à la multiplication des interconnexions ». En 2014, un autre rapport parlementaire se demandait « si cette évolution conduisait à une humanité augmentée plutôt que diminuée (plus influençable, plus soumise) » sans toutefois proposer autre chose qu’un « apprentissage au long de la vie » des outils digitaux [1]. Force est de constater que le numérique s’est, depuis, vertigineusement étendu et que peu d’instances politiques se sont inquiétées de la sommation faite à la société civile de s’y conformer. De nombreux signes laissent pourtant soupçonner que, parallèlement à ses avantages, le développement dans l’économie planétaire des technologies de l’information a fini, à travers les mutations opérées au sein de la Silicon Valley [2], par engendrer tout autre chose que l’ « homéostasie sociale » prônée par Norbert Wiener, fondateur de la cybernétique [3].
« Le message c’est le médium », indiquait déjà Mac Luhan en 1964 [4], en suggérant que le moyen de transmission exerce une influence qui nous échappe. L’informatique s’est fondue dans notre quotidien et nous évoluons dès lors dans l’invisibilité des algorithmes. Or, comment le citoyen peut-il contrôler l’indécelable alors que les philosophies de la raison insistent depuis Kant sur la transparence (Öffentlichkeit) comme fondement de la légalité ?
En outre, le recueil massif de données et le traçage destinés à influencer nos décisions a marqué l’avènement d’une société qui, comme le pressentait Deleuze, surveille « par contrôle continu et communication instantanée », malgré un encadrement juridique qui commence à s’exercer et dont l’ultralibéralisme n’est pas de reste pour tenter de s’affranchir. Ainsi Patri Friedman, ex-ingénieur chez Google, a-t-il conçu, dans l’objectif de « délivrer » le numérique des lois des États, une cité offshore placée sous le signe de l’Utopie de More (1516), référence significative de l’infléchissement du New Age californien vers la sécession des puissants. Faut-il s’en étonner ? Larry Page, cofondateur de Google, n’avait-il pas affirmé : « Nous pourrions faire tant de choses, mais nous en sommes empêchés parce qu’elles sont illégales » et le credo des concepteurs d’Internet n’a-t-il pas été délivré par David Clark : « Nous rejetons les rois, les présidents, le vote. Nous croyons au consensus et à l’exécution du code » [5] ?
Réenchanter l’utopie numérique
« Qui a choisi le Big Tech ? » se demande Allison Stanger, du Santa Fe Institute, en constatant que le numérique a été imposé sans vrai débat public, la Covid ayant seulement accéléré un projet fixé de longue date. La Loi pour une république numérique a été votée en France en 2016 pour « garantir l’accès de tous au numérique ». Or, cet accès est devenu un sens obligatoire, parfait retournement d’une promesse d’émancipation en injonction d’utiliser, l’État transférant sur l’administré la charge du travail, du temps et des coûts : matériel, connexion, saisie, numérisation, impression, énergie, entretien…
« Tout ce qui est humain nous devient étranger », pourrait dire Térence aujourd’hui, puisque les citoyens, désormais enjoints d’accomplir la tâche des administrations à leur place, se retrouvent face à des murs désincarnés malgré les mantras déployés pour exalter la dématérialisation. A cet égard, le terme « illectronisme », forgé pour désigner les personnes qui ne pourraient ou ne voudraient entrer dans le paradis digital, réactive la distinction médiévale entre les litterati et les illiterati et ne laisse pas de connoter un certain mépris. Quant à la « réduction de la fracture numérique », elle n’en continue pas moins de réduire… le temps libre, les manipulations s’avérant chronophages, l’adaptation permanente et la fiabilité incertaine. Enfin, « le numérique bon pour la planète » est un mythe répandu dans la confluence des géants de la Silicon Valley et de divers lobbies, qui taisent son empreinte environnementale.
De tels constats n’impliquent pourtant de rejeter idéologiquement le numérique. C’est au contraire depuis une éthique humaniste et hors de tout technoscepticisme qu’il faut l’arraisonner, en tâchant de renouer avec les idéaux premiers de la cybernétique. Il est ainsi urgent de réenchanter l’utopie en légiférant — préalable absolu — sur sa place et le libre choix de son usage, sans contester à l’État la souveraineté dans ce domaine, a fortiori dans l’imminence de l’informatique quantique.
« Le droit aux 3C » : connexion, dé-connexion et in-connexion.
Le citoyen ne saurait en effet être plus longtemps contraint d’exercer ses droits ou d’accomplir ses devoirs sur des sites ou des « espaces personnels » — qui, au demeurant, ne sont littéralement ni des sites ni des espaces et n’ont rien de personnel, alors qu’un formulaire papier est souvent plus pratique. L’usage du numérique doit redevenir facultatif, les guichets rouverts et l’administration réhumanisée. C’est ce que réclame la Défenseuse des droits [6], qui pointe des situations humaines catastrophiques, et c’est ce que nous proposons d’appeler « le droit aux 3C » : connexion, dé-connexion et in-connexion.
Parallèlement, la lutte contre les ravages occasionnés dans la jeunesse par les réseaux sociaux devrait être déclarée grande cause nationale. Il n’est pas anodin, à cet égard, que la Chine protège ses propres adolescents d’applications qu’elle exporte en masse.
Enfin, il est impératif d’évaluer en profondeur la vulnérabilité du numérique à de potentielles menaces asymétriques ou massives dans des secteurs tels que les administrations ou la Défense nationale, et de conserver des alternatives, exigence d’autant plus pressante qu’un État dépendant d’une seule technologie pourrait se voir paralysé plus rapidement qu’on ne l’imagine.
[1] Audition de MM. Sido et Le Déaut, 2013 ; rapport de Mme Le Dain et de M. Sido, 2014.
[2] E. Sadin, La Silicolonisation du monde, L’Echappée, 2016.
[3] N. Wiener. Cybernétique et société (1954), Seuil, 2014.
[4] M. Mac Luhan. Pour comprendre les média. Seuil, Points,1977 p. 25.
[5] J.-F. Fogel et B. Patino, La Condition numérique, Grasset, 2013, p. 97.
[6] Rapport 2022 (notamment recommandation 24).
Source : Entreprendre