Tribune d’Aymeric Azéma pour Marianne, publiée le 6 avril 2023.
Le capitalisme financier des trois dernières décennies a abîmé le lien qui unit les Français au travail et a fragilisé notre cohésion nationale. Une meilleure compréhension et prise en compte des interactions capital/travail est une condition pour que des politiques économiques efficaces soient mises en place afin de réindustrialiser la France.
Essayons donc de bien nommer les choses, pour obéir à Camus. La France se définit depuis a minima 1945 comme un pays « capitaliste » alors que le sens même de ce mot a considérablement évolué. Les règles du capitalisme des décennies 1950-1970 sont très différentes de celles qui régissent le système économique mondialisé d’aujourd’hui. La France, comme l’ensemble des pays occidentaux, est passée d’un capitalisme régulé à un capitalisme financier dans les années 1980-1990 sans que les Français n’en saisissent tous les changements structurels. Les élections de Margaret Thatcher au Royaume-Uni en 1979 et de Ronald Reagan aux Etats-Unis en 1981 en sont les points de bascule. Les flux financiers se sont alors mondialisés, entrainant avec eux une course à la rentabilité entre les différentes économies du monde, dont la nôtre. Il ne s’agit plus pour les détenteurs du capital de mener une activité uniquement profitable (qui génère des bénéfices) mais de mener une activité la plus rentable possible, c’est-à-dire dont le ratio profits/capitaux investis est maximisé. C’est ainsi qu’une course à la minimisation des coûts de production, dont le coût du travail, se met en place. A ce jeu-là et avec la libre circulation des capitaux inscrite comme une des quatre libertés fondamentales du marché unique dans le Traité de Maastricht [1] , l’industrie française n’avait aucune chance sans des politiques publiques de soutien, malheureusement absentes…
Alors qu’en 1960 l’industrie représentait 23% des emplois, cette part a baissé continuellement pour atteindre 18% en 1990 [2] puis 13,3% en 2020 [3]. Cela place notre pays en-dessous des autres puissances de l’Union européenne : 20,6% pour l’Allemagne, 20% pour l’Italie, 14% pour l’Espagne. Derrière ces données macroéconomiques se cachent des conséquences tangibles pour les Français. Les vagues de désindustrialisation ont déferlé ces 50 dernières années sur nos territoires, laissant des salariés français (et des élus !) désemparés : comment une usine qui fait des profits peut-elle fermer ? Telle est la question restée si souvent sans réponse…
Covid, guerre en Ukraine, tensions sino-américaines : les vents soufflent dans le sens d’un retour à un capitalisme plus propice à la réindustrialisation de la France.
La succession de crises que l’économie mondiale a traversées vient battre en brèche ce capitalisme financier où les détenteurs du capital jouissent d’une mobilité sans borne face à un monde du travail statique… qui attend désespérément de voir atterrir un investissement chez lui ! Les investisseurs ont par exemple compris qu’avoir des chaines de production éclatées les exposait à des risques de ruptures d’approvisionnement. Des prémices d’un mouvement de relocalisations industrielles commencent à se faire sentir, avec par exemple la relocalisation de la production de jeans du Groupe Mulliez à Neuville-en-Ferrain [4] dans le Nord (59). Dans la période actuelle, les pouvoirs publics se doivent de mettre en place des solutions concrètes pour accompagner ce mouvement. La baisse des impôts de production décidée par le Gouvernement est à saluer, même si elle ne constitue que le premier socle d’une politique industrielle. Sur le même modèle du Buy American Act aux États-Unis, la mise en place d’un Buy European Act ou, faute d’accord au niveau communautaire, d’un Buy French Act est souhaitable afin de valoriser dans la commande publique les entreprises qui produisent en France. Comment encourager les Français à consommer du « Fabriqué en France », si l’État et les collectivités ne le font pas systématiquement ? Cette mesure soutiendrait la réindustrialisation de notre pays et rendrait plus pérennes les emplois industriels créés.
La réindustrialisation permettra aux Français de retrouver de la stabilité dans leur vie professionnelle, et de se sentir considérés et parties prenantes de notre communauté de destins à tous : la communauté nationale, celle des citoyens.
De 1974 à 2018, la France a perdu 2,5 millions d’emplois industriels, ce qui a bouleversé le rapport des Français au travail [5]. Le modèle du « CDI à vie » où on commençait à travailler pour une entreprise avec la perspective d’un emploi pérenne et la garantie de pouvoir construire sa vie dans son bassin d’emploi a pris fin. Les délocalisations ont entrainé l’apparition du chômage et la création des carrières hachées. En 1974, le taux de chômage des Français peu ou pas diplômés était de 5%, contre 3,5% pour les diplômés de l’enseignement supérieur. En 1990, ces taux étaient respectivement de 11% et 4%. En 2018, ils atteignent 16% et 6% ! A la stabilité de l’emploi industriel a succédé l’instabilité de l’emploi dans l’économie de services, en particulier pour les Français les moins diplômés. La réindustrialisation de la France est donc bénéfique pour la plus grande stabilité qu’elle apportera aux Français.
Cette stabilité, caractéristique de l’emploi industriel, permet aussi un aménagement du territoire équilibré puisque les Français n’ont pas à se déplacer vers les grandes métropoles où se concentrent souvent les emplois de services. L’économie française ne retrouvera pas du jour au lendemain une spécialité industrielle forte dans chaque région comme au temps des Trente Glorieuses. Cependant, une réflexion nationale sur une implantation équilibrée des industries doit être engagée, aussi bien au sujet de celles qui émergent : hydrogène, batteries électriques, nucléaire, énergies renouvelables que celles qui se relocalisent : textile, automobile, santé, etc. La réindustrialisation de la France permettra aux Français qui se sont sentis abandonnés par les pouvoirs publics et leur fausse promesse de non-fermeture de site de se sentir (enfin !) considérés.
Une industrie forte, c’est la condition nécessaire pour avoir un système social fort et efficace.
La réindustrialisation de la France permettra aussi la création d’emplois pérennes et bien payés qui sont autant de sources de revenus pour financer notre modèle social. Cette réalité est trop souvent oubliée mais c’est bien le travail des Français qui est la clé de voûte de tout notre modèle social puisqu’il le finance via l’impôt sur le revenu et les cotisations sociales et patronales. Davantage d’emplois industriels, c’est davantage de cotisations et donc davantage de capacités budgétaires pour financer entre autres notre système de santé et notre École républicaine !
Enfin, il est nécessaire de mener le combat pour la réindustrialisation en assumant notre modèle social comme une force et un atout ! La course au moins-disant social ne doit pas être et ne peut pas être un projet pour la France. A ce jeu-là, il y aura toujours un pays avec un coût du travail plus faible que le nôtre… A l’inverse, une politique d’envergure doit être mise en place pour développer des liens entre les lycées professionnels, les universités, les grandes écoles et les entreprises industrielles afin de créer des filières d’excellence qui assureront des rémunérations attractives. N’oublions pas que la réindustrialisation de notre pays passera avant tout par le choix d’hommes et de femmes d’y faire carrière. Il faut donc créer les conditions favorables pour leur engagement !
Source : Marianne